LATITUDES

Des selfies aux shelfies, les mutations de l’exhibition de soi

Le «selfie», mot de l’année 2013 selon l’Oxford Dictionary, semble avoir atteint son point de saturation. Il génère aujourd’hui des sous-genres qui lui empruntent son suffixe. Parmi eux, les «shelfies».

Si personne n’ignore plus aujourd’hui la signification du mot selfie, le cybermonde est également inondé de bien d’autres néologismes se terminant par «ie». Autant de modes d’exhibition de soi en pièces détachées, des fesses de Kim Kardashian, qui a lancé les «belfies» (bottom selfies), aux jambes ou cheveux de Beyonce, à ranger dans les catégories «legsies» et «helfies». Plus originale, Mariah Carey serait elle à l’origine des «morning selfies».

Parmi ces diverses formes d’images narcissiques, il en est une, les «shelfies», de «bookshelf selfies», initiée par le Guardian, qui mérite le détour.

«Envoyez-nous une photo de votre bibliothèque!», suggère le journal britannique à ses lecteurs qui n’ont pas tardé à se livrer à l’exercice et initié une nouvelle tendance. La New York Public Library a imité la démarche en demandant aux bibliophiles de manifester leur amour en immortalisant les rayons préférés de leur propre bibliothèque ou ceux de leur bibliothèque favorite.

D’aucuns voient dans le succès rencontré par cette nouvelle activité un parfait antidote aux selfies, destinés aux intellos qui jugent ceux-ci simplistes. Ce serait une riposte idéale pour les prétendus intellectuels qui détestent les autoportraits.

Un shelfie nous dévoile davantage qu’un selfie; nos livres sont plus éloquents que notre portrait. Montrez-moi votre bibliothèque et je vous dirai qui vous êtes. A quelle classe sociale vous appartenez, aurait corrigé Pierre Bourdieu qui, dans «La distinction», analysait les pratiques culturelles. Pour le sociologue, le contenu de notre bibliothèque fournit des indices qui permettent de nous situer spontanément sur l’échelle sociale. Ainsi, Nicolas Sarkozy qui ne portait pas «La Princesse de Clèves» dans son cœur, s’est néanmoins fait tirer son portrait officiel devant une bibliothèque composée de livres anciens.

Aujourd’hui, avec l’arrivée de livres dématérialisés, le rapport aux livres connaît une incontestable transformation. Alors qu’un monde sans livres papier angoisse certains, d’autres rendent un dernier hommage à ces objets menacés d’obsolescence en les transformant en éléments de décoration. Grâce à la magie d’un superbe papier peint en trompe l’œil, on peut restituer «toute l’esthétique d’une authentique bibliothèque néo-rétro», lit-on sur un site de décoration intérieure. De faux livres s’y vendent également. Gare aux shelfies trompeurs!

Le concept est d’ailleurs déjà détourné avec des photos de vélos, collections de grenouilles et autres cailloux rapportés des dernières vacances. Le hashtag shelfie sur Twitter réfère de moins en moins d’images de livres et de plus en plus d’objets hétéroclites. «Les lecteurs sont une race en voie de disparition», relevait l’écrivain Gérard de Cortanze lors du Salon du livre de 2014, à Paris. Les shelfies sont donc l’expression crépusculaire d’une époque.