genuine cialis usa

Les Alémaniques sous le charme cru d’une Romande

La Genevoise Sandrine Fabbri obtient davantage de succès de l’autre côté de la Sarine. Décryptage d’un phénomène littéraire à base d’autobiographie, de sexe, de politique et de fêlures.

Certains lecteurs romands se souviennent peut-être de Sandrine Fabbri comme critique de théâtre au Journal de Genève, puis comme correspondante culturelle du Temps à Zurich jusqu’en 2000. Plus rares sont ceux qui la connaissent comme écrivaine. Son premier roman, La béance, s’est modestement écoulé. Cette autofiction raconte l’histoire d’une jeune fille de 11 ans confrontée au suicide de sa mère, puis au silence d’un père despotique. Devenue adulte, la narratrice décide de reconstituer les bribes du passé au travers de photos, de rares mots lâchés par sa famille, d’un dossier psychiatrique pour comprendre comment le drame s’est noué.

En 2011, les éditions bâloises Lenos ont publié sous le titre Dieses endlose Schweigen une traduction allemande de ce premier roman. Après trois mois en librairie, près des deux tiers des 2000 exemplaires avaient trouvé preneur, deux fois plus qu’en français. Un joli succès pour un roman aux phrases qui peuvent être coupantes comme le verre. Et, surtout, un petit exploit pour une écrivaine genevoise, les Alémaniques n’étant pas forcément fanatiques de littérature romande.

Avoir un premier roman traduit constitue déjà une performance en soi. «Son succès peut tenir à la maison d’édition. Lenos est un éditeur bien implanté, qui publie de très bonnes traductions et qui vend aussi en Allemagne», note Wolfgang Bortlik, écrivain et critique littéraire. «J’ajouterai aussi l’attrait actuel pour les biographies fortes et les histoires de famille que je remarque dans les lectures publiques auxquelles je participe», poursuit le critique zurichois. Au total, une dizaine d’œuvres franchissent la barrière linguistique chaque année, parmi lesquelles, en majorité, celles d’écrivains établis comme Daniel de Roulet ou Anne Cuneo. Et des classiques de Jacques Chessex, Corinna Bille et Nicolas Bouvier.

Désireuse de poursuivre son idylle avec le public germanophone, la romancière genevoise s’est lancé un défi pour son deuxième ouvrage: écrire directement en allemand. Sorti à la rentrée 2012, Noras Mails fait penser aux écrits de nouvelles féministes comme Virginie Despentes qui dépeignent de manière crue et directe leurs aventures sexuelles, leurs excès de boisson et leur désenchantement.

Le roman se compose d’une série de mails en vers libres que la narratrice adresse à une amie. D’une extrême concision, presque squelettiques, parfois même réduits à un seul mot, ces vers possèdent aussi un potentiel ludique, tant dans le non-dit qu’ils expriment que par les doubles sens et associations ambiguës qu’ils peuvent susciter. «Les vers libres ont ceci d’intéressant qu’ils obligent à amener quelque chose de fort à chaque ligne et à jouer avec ce qu’il y a entre les lignes. Aussi, pour moi, la question du rythme est essentielle en littérature et les vers libres deviennent comme les paroles d’une chanson», souligne Sandrine Fabbri.

Malgré les origines bernoises de sa mère, c’est à l’école que Sandrine Fabbri a appris l’allemand. «Mes parents ont été entravés dans la pratique de leur langue maternelle, raconte-t-elle. Mon père, d’origine slovène, a subi l’interdiction de sa langue par le fascisme italien. Et ma mère, arrivée à Genève dans les années 30, a été considérée comme une “boche”. Le français a donc été l’unique langue qu’ils ont voulu me transmettre pour m’éviter leur propre traumatisme linguistique.»

La musique de l’allemand lui est pourtant familière. Elle l’étudie à l’université, le pratique avec des amis, puis obtient ce poste de correspondante à Zurich. En marge de ses activités littéraires, elle traduit des auteurs comme Lukas Bärfuss et Sibylle Berg. Mais, en dépit de ce concubinage germanique, l’allemand sonne encore exotique à ses oreilles. Dans l’écriture romanesque, son emploi protège comme un masque. «Dans une langue étrangère, on a moins l’impression de se dévoiler, comme si les sonorités créaient une distance. Je n’aurais sans doute pas écrit ce livre d’une manière aussi directe en français.»

Elle ne cherche d’ailleurs jamais à imiter une Zurichoise de souche, insistant sur son statut d’expatriée linguistique, ponctuant ses vers d’expressions françaises ou anglaises ou s’étonnant de termes amusants en allemand. «J’ai par exemple tendance à analyser les mots composés, à jouer sur leur étymologie créatrice d’un sens devenu inconscient pour les germanophones.» Le critique Wolfgang Bortlik n’a pas relevé pour autant de francisme: «Certaines constructions ne sont peut-être pas typiquement allemandes, mais si je n’avais pas su d’où venait Sandrine Fabbri avant la lecture, j’aurais pu lui imaginer une tout autre origine.»

Dans Noras Mails, les savoureux jeux de langage laissent souvent place à d’autres jeux de langue moins équivoques. Par rapport à Zurich la débauchée, New York passerait presque pour une clinique de désintox – et les héroïnes de Sex and the City peuvent rougir face aux évocations de cinémas pornos, vibromasseurs et saunas échangistes. Si, comme Carrie Bradshaw, Nora s’entoure d’homosexuels et cherche l’amour à travers ses multiples rencontres, ce n’est pas sous la forme d’un prince charmant qu’elle pourrait le trouver, mais sous celle d’un «Erlöser», un rédempteur, qui la délivrerait de son désespoir et de la mort qui fauche ses amis. Une attente évidemment exagérée et toxique.

Derrière ce portrait de célibataire, en quête d’oubli dans des bras noueux et dans la vodka, affleure aussi la chronique d’une époque. De Zurich à Paris, où elle déménage, Nora parcourt des villes dans toute leur mixité sociale, annonce l’arrivée des bobos, dénonce le politically correct, suit la traque du général croate Ante Gotovina, accusé de crimes contre l’humanité par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Ce sont ces allers et retours constants entre fêlures intimes, nuits de biture et regard acéré sur l’actualité qui rendent le livre passionnant.

A l’origine, les mails de Nora ont été publiés dans la revue zurichoise Kult, dont la partie littéraire était dirigée par Sibylle Berg, une amie de Sandrine Fabbri. «Je lui envoyais des mails qui racontaient mes aventures zurichoises. Elle les trouvait si amusants qu’elle m’a demandé d’en écrire pour la revue. J’ai trouvé le pseudonyme de Nora et nous avons publié ces textes pendant deux ans, accompagnés de mon portrait en ombre chinoise», explique l’écrivaine. C’est encore Sibylle Berg qui l’a convaincue d’éditer en roman ce feuilleton.

Prochaine étape et prochaine vie pour cette correspondance: sa traduction en français. «Je vais m’en charger moi-même lors d’une résidence de traduction au Litterarisches Colloquium de Berlin. Les jeux sur la langue vont tomber, il faudra adapter.» D’ici là, les lecteurs romands peuvent découvrir une nouvelle de Sandrine Fabbri dans Léman noir, recueil collectif regroupant vingt textes sombres ancrés dans la région lémanique réunis par Marius Daniel Popescu.
_______

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.