KAPITAL

Révolution industrielle en 3D

L’impression 3D va bouleverser les processus industriels et permettre la production d’objets à domicile. Des chercheurs imaginent un commerce décentralisé animé par des citoyens devenus à la fois inventeurs, producteurs et vendeurs.

Les images 3D sont certes superbes mais parler d’une révolution propre à changer le monde semble abusif: il ne s’agit après tout que de restaurer ce que la vision normale nous offre déjà, à savoir la perspective. Pour Hod Lipson, professeur de génie mécanique à l’Université Cornell, c’est un autre aspect de la 3D, autrement plus tangible mais encore peu répandu, qui est sur le point de bouleverser en profondeur notre monde: l’impression d’objets tridimensionnels.

«Les imprimantes 3D représentent un immense potentiel de simplification de la chaîne de production industrielle», avance Hod Lipson. La technique d’impression additive, qui consiste à déposer couche par couche du plastique ou même du métal jusqu’à former une structure solide, permet de fabriquer des objets sur place et d’une traite, quel que soit leur degré de complexité. «Certaines structures sont tellement compliquées qu’elles ne peuvent être réalisées qu’au moyen d’une imprimante 3D», ajoute Craig Carter, professeur de science des matériaux du MIT.

Dès lors, plus besoin pour les entreprises d’investir dans de lourdes machines industrielles ou de faire appel à de nouveaux fournisseurs pour initier une gamme d’objets: un simple logiciel de design 3D suffit pour modifier la forme produite par l’imprimante. «Au final, un objet de forme compliquée coûte exactement la même chose qu’un bloc grossier, poursuit Hod Lipson. C’est un tournant historique, dont l’industrie doit maintenant tirer avantage.» Alors que les entreprises ont développé des réseaux complexes de fournisseurs pour assembler leurs composants — avec un impact important sur l’environnement — l’impression additive pourrait tout changer.

La démarche de l’avionneur européen Airbus illustre bien le potentiel industriel de cette approche: d’ici à la fin de l’année, certains éléments de la cabine de son super jumbo A380 seront directement imprimés. «Ces pièces offrent la même résistance que celles utilisées jusqu’alors, mais elles sont beaucoup plus légères, car on peut éviter le recours à des pièces d’assemblage telles que des vis et des boulons, précise Hod Lipson. Cela permet d’économiser du kérosène et de réduire l’impact écologique des vols.»

Le groupe EADS (qui possède Airbus) utilise déjà l’impression 3D pour produire certains composants de l’avion militaire Eurofighter, et a fabriqué l’an passé un prototype de vélo ultraléger imprimé en nylon, l’Airbike. Le groupe s’est lancé un défi presque utopique: produire d’ici à 2050 un avion entier grâce à une imprimante géante de 80 m sur 80 m.

Du prototype au produit fini

L’impression tridimensionnelle n’en est qu’à ses débuts mais les exemples d’applications — parfois anecdotiques — illustrent bien le potentiel de la technique. Comme Urbee de la firme américaine Stratasys, connue en tant que première «voiture imprimée», et dont l’habitacle est sorti des entrailles d’une imprimante 3D. Ou encore le cas résolument folklorique de l’«imprimante à burritos» développée par un étudiant de l’Université de New York, capable de doser précisément les quantités de haricots et guacamole requises.

Craig Carter, lui, apporte son soutien à des projets artistiques comme les sculptures imaginées par sa collègue du MIT, l’artiste contemporaine Neri Oxman, dont certaines sont exposées au Centre Pompidou de Paris. Leur prochain projet: l’impression d’habits en 3D. «Depuis plus de vingt ans, l’imprimante 3D a été réservée au prototypage dans les bureaux d’ingénieurs et d’architectes, note Hod Lipson. Mais il y a une véritable tendance dans l’industrie à les employer directement pour les produits finis, en raison de la sophistication et de la miniaturisation des objets.»

«Aujourd’hui, l’idée est surtout de démontrer à l’industrie et au grand public que les imprimantes 3D sont adaptées à notre vie quotidienne et à notre production industrielle, ajoute Craig Carter. Si l’espoir se confirme, il y aura un développement de masse de cette technologie.» Hod Lipson y voit les prémices d’une nouvelle révolution industrielle: «La première, portée par la machine à vapeur, a formidablement réduit le coût de l’énergie. La deuxième a fait de même pour l’information grâce aux ordinateurs. La troisième sera amenée par l’imprimante 3D et fera chuter le coût de production d’objets matériels complexes.»

Mais il faudra encore attendre une ou deux décennies avant que l’impact de cette révolution ne se fasse réellement ressentir, estime le chercheur. «Pour l’heure, l’industrie n’a pas encore adopté massivement l’imprimante 3D, car l’impression pièce par pièce est encore trop chère et trop lente pour une production en série», note Mitch Heynick, responsable de l’Output Center de l’EPFL, qui propose des services d’impression 3D aux étudiants en architecture.

Inventer un dispositif universel capable de reproduire n’importe quel objet, comme le faisait le «réplicateur» de «Star Trek», exigera de surmonter de nombreux obstacles. Il s’agit d’abord d’étendre l’assortiment de matériaux utilisables afin d’inclure des textures telles que la fibre de carbone ou le plastique renforcé. Ensuite, il faudra développer des techniques d’impression simultanée de plusieurs matériaux (une possibilité qu’offrent déjà les outils de la firme Objet). Enfin, améliorer les logiciels de design et pouvoir imprimer en grande dimension et en haute résolution…

Imprimer des objets chez soi

La démocratisation de l’imprimante 3D déborde le cadre industriel. Si une machine professionnelle reste onéreuse (au-delà de 10’000 francs), les prix des kits d’impression 3D à domicile ont chuté: «Les bricoleurs peuvent désormais assembler leur propre imprimante dès 500 francs, grâce aux offres bon marché de projets tels que RepRap ou Bits From Bytes», précise Mitch Heynick de l’EPFL. Du DIY (do-it-yourself) qui mène au PIY (print-it-yourself). Comme la plupart des pièces requises à la construction sont en plastique, les imprimantes RepRap sont même autoréplicatives: elles peuvent imprimer la plupart des composants nécessaires pour fabriquer une autre machine.

Pionnier de la 3D, Hod Lipson avait participé à Fab@home, un projet d’imprimantes libres lancé en 2005. Equipés d’imprimantes 3D, les ateliers de bricolage «Fablabs» permettent à chacun de dessiner et d’imprimer ses propres objets, et pourraient ainsi concrétiser le rêve de Karl Marx: l’appropriation des moyens de production par le prolétariat.

Autre phénomène en gestation: le «cloudprinting» ou l’impression délocalisée. «Quelques acteurs du marché, comme 3D Systems ou Shapeways, proposent déjà d’imprimer le fichier de design que vous avez conçu et de vous renvoyer votre œuvre», explique Mitch Heynick. Tout un marché émerge autour des particuliers désirant concevoir, modifier ou imprimer un objet, avec une liberté nouvelle. Certains sites web offrent ainsi la possibilité de faire des modifications en ligne sur le design en 3D d’un objet imprimable. «Si nous n’avons pas les moyens financiers ou techniques pour imprimer à domicile, nous pourrons peut-être nous adresser à un voisin qui possède cet outil, souligne Craig Carter. D’après moi, les bibliothèques municipales devraient également s’équiper en imprimantes, dans l’esprit du cloudprinting.»

Pour l’heure, ces nouveaux modèles de distribution restent limités à un petit nombre d’initiés, note Hod Lipson: «Nous sommes encore dans la situation où nous avons un iPod, mais sans la musique. Nous avons besoin de plus de contenu.» Pour lui, le phénomène du «tous inventeurs, tous producteurs, tous vendeurs» a le potentiel de redistribuer les cartes de la chaîne de production mondiale. Si le concept du design unique pour tous les consommateurs a jusqu’alors régné en maître absolu dans la production industrielle, il est voué à évoluer. «On a vu le même phénomène sur le marché du livre. Il y a de plus en plus d’ouvrages qui occupent chacun un segment de marché de plus en plus étroit. En manufacture, la personnalisation des objets impliquera une séparation entre générateurs de contenus (les compagnies ou les privés qui font le design) et l’impression, à domicile ou dans le cloud.»

Craig Carter fait lui aussi une analogie avec l’écrit: «Jusqu’à l’imprimerie de Gutenberg, qui a conduit à l’impression en masse de livres identiques, les moines copiaient tous les livres à la main. L’imprimante à jet d’encre a finalement permis au grand public de se réapproprier l’impression personnalisée de textes. L’imprimante 3D offre le même potentiel vis-à-vis de la production d’objets: elle personnalise la création et le résultat final. Nous retrouvons la liberté des artisans, mais avec des techniques beaucoup plus efficaces.»

Les objets et leurs droits d’auteur

L’impression à domicile et à moindre coût permettrait également de fabriquer des pièces uniques et adaptées à ses besoins immédiats — de quoi lutter contre l’obsolescence programmée par la production de masse. Il ne serait alors plus nécessaire de commander une boîte entière de Lego s’il nous en manque seulement une brique — la librairie en ligne LeoCAD propose déjà quelque 4’000 fichiers 3D de briques Lego sous licence «creative commons».

Cette évolution commence d’ailleurs à inquiéter l’industrie. Une bataille autour de la propriété intellectuelle de la forme des objets s’esquisse — non sans rapport avec le débat autour du partage de musique et de vidéos en ligne. La plateforme d’échange de fichiers The Pirate Bay rend déjà possible, via sa section «Physibles», le téléchargement de fichiers 3D requis pour l’impression d’objets. Les premières affaires de «piratage 3D» ont éclaté: la société Paramount a ainsi exigé l’an passé la suppression du fichier de modélisation du cube visible dans une de ses productions cinématographiques, Super 8. Le fabricant de jouets britannique Games Workshop a lui aussi demandé au site de partage de fichiers Thingiverse de retirer deux de ses figurines.

A mesure que l’imprimante 3D envahit les foyers, les poursuites risquent de se multiplier. Face au pouvoir de l’industrie, les défenseurs de l’imprimante 3D organisent leur lobby: au printemps dernier, l’organisation américaine de défense des libertés numériques Public Knowledge a tenu la rencontre «3D/DC» entre législateurs et acteurs du marché de l’impression 3D.

Pour Hod Lipson, le défi va au-delà de la seule protection des intérêts de l’industrie: «J’ai récemment donné une conférence à des adolescents sur l’imprimante 3D et la vente en ligne. La première question qui m’a été posée était la suivante: et si quelqu’un me volait mon idée de design et la vendait sur internet? Avec la fabrication personnelle, il y aura beaucoup plus d’objets à protéger. Mais les fichiers de modélisation 3D ne sont pas encore bien couverts par la loi, et la plupart des créateurs privés n’auront pas les moyens financiers pour déposer un brevet pour leur trouvaille. Il faudrait une législation qui protège automatiquement le design de la brosse à dents que l’on vient de créer!» Pour les tenants de l’imprimante 3D à domicile, c’est cette bataille qu’il faudra d’abord remporter.
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Médecine: la 3D dans la peau

L’impression additive fait son entrée dans le medtech. But ultime: la création d’organes en trois dimensions.

De la hanche aux dents, «l’humain augmenté» de demain pourrait bien être équipé de dispositifs personnalisés imprimés en trois dimensions. «Le potentiel est énorme dans le domaine des technologies médicales, avance Craig Carter du MIT. En se basant sur des scanners corporels de plus en plus précis, les imprimantes sont capables de reproduire l’implant corporel nécessaire de manière bien plus personnalisée qu’aujourd’hui. Nous en sommes au début.»

En février dernier, une équipe médicale dirigée par Jules Poukens, de l’Université de Hasselt en Belgique, annonçait avoir réalisé avec succès la greffe d’une mâchoire inférieure en titane, réalisée à l’aide d’une imprimante 3D. Une première mondiale.

Agée de 83 ans, la patiente opérée a pu quitter la clinique dans les trois jours et a retrouvé ses fonctions respiratoires et gustatives, ainsi que la parole et une forme de visage normale. Selon Jules Poukens, une convalescence aussi rapide aurait été impossible avec une intervention classique, qui requiert de prélever des structures osseuses dans une autre partie du corps du patient et entraîne des risques accrus de complications. Une performance réalisée pour un coût de prothèse 3D de 9’000 euros, rapportait l’agence de presse en ligne Global Post.

«Nous pourrons évoluer vers des tissus plus complexes pour fabriquer des valves cardiaques ou des prothèses discales, souligne Hod Lipson de l’Université Cornell. Mais le but ultime dans le secteur médical reste l’impression 3D de tissus cellulaires et d’organes.» Le chirurgien Anthony Atala, directeur de l’Institut Wake Forest pour la médecine régénérative en Caroline du Nord, fait partie de ceux qui entendent «remplacer l’encre de l’imprimante par des cellules humaines». Lors d’une conférence TED en mars 2011, ce pionnier de la transplantation d’organes a présenté ses prototypes (encore non implantables) de structures de reins produites grâce à de nouveaux modèles d’imprimantes plus sophistiquées.

Des reins ou cœurs imprimés provenant des propres cellules des patients empêcheraient les risques de rejet. Surtout, ils permettraient de pallier le manque de donneurs: chaque année, 4’600 Américains meurent dans l’attente d’un nouveau rein. Autre recherche en cours: la bio-imprimante de la compagnie Organovo basée à San Diego, qui a été primée dans la liste des 50 meilleures inventions en 2010 par le magazine «Time». Munie d’une tête d’impression pour les cellules et d’une autre pour le gel soluble leur servant de support, la machine permet de produire des tissus de muscles humains, bien plus efficaces pour la recherche clinique sur les médicaments que les tissus d’animaux. Alors que les structures cellulaires étaient habituellement maintenues au moyen d’«échafaudages» en polymère synthétique, Organovo a réussi à s’en passer pour ses productions 3D, en dissolvant le gel formant la structure après une période d’incubation.

Avec son partenaire australien Invetech, la firme est parvenue à imprimer quelques parcelles de muscles cardiaques, de poumons, ainsi que des vaisseaux sanguins. Mais le bât blesse toujours autour de la vascularité des structures créées, nécessaire pour parvenir à des organes fonctionnels et transplantables. «Il y a peu d’espoir que nous arrivions à reproduire la circulation sanguine avant 2020», commente Hold Lipson.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (volume IV)