Confronté à une crise de valeurs, le monde économique se convertit à la responsabilité sociale et environnementale. La rentabilité semble au rendez-vous. Enquête.
Responsabilité sociale des entreprises, finance éthique, investissements socialement responsables… Ces dernières années, le vocabulaire économique s’est enrichi de termes qui jusque-là se faisaient rares dans la bouche des financiers et des chefs d’entreprise. A en croire les déclarations et les rapports annuels des grandes multinationales, toutes branches concernées, l’ensemble de la planète économique et financière se serait converti aux préceptes du commerce équitable, de l’écologie, de la bonne gouvernance, de la parité hommes-femmes et de l’impression recto verso sur papier recyclé.
Au-delà des effets de manche et des pieuses intentions, les préceptes du développement et de l’investissement socialement responsables, mieux connus sous le nom de critères ESG (pour Ecologique, Social et Gouvernance d’entreprise) ont indéniablement la cote.
Selon les calculs de Sustainable Asset Management (SAM), un fonds d’investissement zurichois spécialisé dans l’investissement responsable, les actifs sous gestion en Suisse répondant à de stricts critères ESG ont atteint 42,3 milliards de francs en décembre 2011. La progression ces dernières années est réelle: en 2007, cette masse s’élevait à 35 milliards, avant de s’effondrer à un peu plus de 20 milliards à la fin 2008, à la suite de la crise financière.
Une augmentation à mettre en lien, entre autres, avec l’intérêt grandissant des caisses de pension pour les placements éthiques, en réaction aux positions hautement spéculatives pour lesquelles elles avaient parfois opté avant la crise. «Les fonds de pension sont devenus beaucoup plus sensibles aux questions d’investissement responsable, constate Philippe Krueger, chercheur au Geneva Finance Research Institute de l’Université de Genève. L’exemple de la Norvège est sur ce point édifiant.» Ce pays possède en effet l’un des plus gros fonds d’investissement souverain au monde, le «Government Pension Fund Global», alimenté principalement par la rente pétrolière et gazière de l’Etat norvégien. La stratégie d’investissement de ce véhicule financier s’inscrit dans une approche éthique excluant les entreprises ou les produits financiers qui posent un risque social ou environnemental, et vise un profit sur le long terme qui soit «cohérent avec les principes du développement durable au sens économique, environnemental et social».
L’éthique est rentable
De l’avis de certains critiques, un positionnement éthique pourrait cependant revenir très cher à une entreprise. Ainsi, en dehors des coûts engendrés par la sensibilisation des employés et l’implémentation de nouvelles normes, cette approche bienveillante impliquerait le risque de perdre des marchés ou des contrats au profit de concurrents moins regardants, ou de perdre des clients en raison d’une répercussion sur les prix des choix éthiques faits par l’entreprise. Sans compter qu’en période d’austérité, certains coûts supplémentaires, et en principe accessoires d’un point de vue purement économique, pourraient s’avérer catastrophiques pour une entreprise déjà à la peine. Dans un contexte de compétitivité globale, adopter un comportement éthique au-delà de ce qu’impose la loi pourrait donc être contre-productif, voire néfaste pour la rentabilité des entreprises.
Ces réserves critiques sont pourtant mises à mal par une étude récente (2012) de grande ampleur de la Harvard Business School. Cette dernière a mesuré l’impact de la responsabilité écologique et sociale sur la performance des entreprises. Les chercheurs ont analysé méthodiquement 180 entreprises opérant dans des secteurs comparables, dont la moitié avait intégré des critères de responsabilité sociale et écologique dans leur fonctionnement depuis le début des années 1990 («high sustainability firms»), l’autre moitié («low sustainability firms») n’ayant entrepris aucune démarche en ce sens. Résultat: sur la période étudiée, qui couvre dix-huit ans, les entreprises durables ont fait état de performances largement supérieures aux autres, que ce soit en termes de valeur boursière ou de bilan comptable. L’étude souligne cependant que cette surperformance ne s’observe que sur le long terme, et que «les dirigeants qui espèrent obtenir un avantage compétitif sur le court terme en implémentant la durabilité dans leur stratégie ont peu de chance de réussir», tandis que «les investisseurs dans les entreprises durables doivent s’armer de patience» pour retirer un gain de leurs investissements.
Un intérêt dicté par le pragmatisme
Les raisons de l’engouement pour la responsabilité écologique et sociale sont multiples. Il y a d’une part la remise en question de certaines pratiques spéculatives jugées immorales depuis l’effondrement financier de 2008 et le besoin éprouvé par de nombreux acteurs financiers et économiques de reconstruire leur image. Une préoccupation qui répond à la demande des actionnaires et des consommateurs eux-mêmes, de plus en plus sensibles à l’impact social et écologique de leurs investissements. «Il y a actuellement une convergence d’intérêts pour davantage de transparence et d’éthique», constate Aileen Ionescu, directrice du Center for Corporate Sustainability à l’IMD de Lausanne, qui souligne que «le thème du développement socialement responsable a émergé dans le monde économique dans les années 1990 déjà, mais a pris un certain temps à mûrir».
Autrement dit, le développement socialement et écologiquement responsable répond à des impératifs économiques bien réels. «L’économie est confrontée à des enjeux considérables, qui mettent en péril la croissance et le développement humain, affirme François Vetri, responsable de la communication à SAM à Zurich. Les entreprises ne peuvent plus faire l’impasse sur des problématiques extrêmement urgentes, qu’il s’agisse du changement climatique, de la raréfaction des ressources énergétiques, de l’eau ou de changements démographiques.»
«Les entreprises qui intègrent dès maintenant ou ont déjà intégré les critères ESG dans leur fonctionnement seront les mieux positionnées dans l’économie de demain, estime Natacha Guerdat, associée à Conser Invest, une société de conseils et de gestion d’actifs spécialisée dans la finance durable et l’investissement responsable, basée à Genève. Toute l’industrie des composants électroniques a, par exemple, besoin d’une énorme quantité d’eau propre pour être fonctionnelle. C’est donc dans son intérêt de se pencher sur la question de l’épuration des eaux et de trouver rapidement des solutions, sans quoi elle se retrouvera dans une situation catastrophique dans quelques années.» Cette remarque est valable pour pratiquement l’ensemble des secteurs économiques: impossible de maintenir des taux de production corrects et des prix concurrentiels si les ressources se raréfient et renchérissent, si l’environnement est pollué ou en voie de désertification, etc.
Mieux: la sensibilisation des populations des sociétés développées à la thématique du développement durable et de la bonne gouvernance risque de poser de gros problèmes de recrutement aux entreprises qui feront l’impasse sur ces questions. L’étude d’Harvard précitée relève qu’une négligence des critères ESG de la part d’une entreprise peut la mettre dans «l’incapacité de recruter les employés les plus talentueux», qui ont davantage tendance à choisir leur employeur en fonction de son image et de ses valeurs. L’étude soulève également d’autres problèmes menaçant ce type d’entreprises, comme «le boycott des consommateurs» ou «des amendes infligées par l’Etat».
Des classements pas toujours pertinents
Si les entreprises et les investisseurs semblent intégrer progressivement des critères de durabilité dans leurs stratégies, reste encore à prouver qu’il s’agit bien d’une démarche honnête et non de «green-washing», c’est-à-dire de propagande destinée à rassurer les consommateurs sur l’innocuité supposée des produits dont ils font l’acquisition. De nombreux services ont vu le jour ces dernières années pour répondre à ce besoin d’information. Des classements d’entreprises ou de fonds d’investissement en fonction de critères ESG sont produits par des entreprises spécialisées, comme le zurichois SAM, qui publie le Dow Jones Sustainability Index, les Américains Innovest et MSCI ou le Zougois Asset4.
Une information trop pléthorique et pas assez standardisée, de l’avis de nombreux spécialistes. «Les classements sont produits à partir des réponses fournies par les entreprises interrogées, commente Philippe Krueger de l’Université de Genève. De plus, les critères de comparaison varient fortement d’une étude à l’autre. Il y a un besoin urgent de standardisation à l’échelle mondiale.»
Un constat que partage Aileen Ionescu de l’IMD: «La qualité des classements, tout comme les approches considérées, diffèrent sensiblement d’un ranking à l’autre.» On observe cependant une concentration du secteur, qui a vu, par exemple, le rachat du suisse Asset4 par Thomson Reuters en 2009 ou de KLD par MSCI, signe peut-être d’un marché en voie de standardisation.
Un autre problème tient aux méthodes employées pour réaliser les classements. L’un des plus réputés, le Dow Jones Sustainability Index fonctionne selon le principe du «Best in class»: «Nous analysons les 2500 plus grandes entreprises au monde et les classons par catégorie selon leur respect des critères ESG», explique François Vetri. Ainsi, des entreprises actives dans des secteurs jugés peu éthiques, telles l’extraction des ressources minières ou la production et la vente d’armes ou de tabac, peuvent se retrouver bien classées, en comparaison avec leurs concurrentes. Ce qui explique la présence d’Xstrata, le minier suisse pourtant très critiqué par de nombreuses ONG pour sa politique environnementale et sociale, en première place de sa catégorie selon le classement de SAM — ce qui n’en fait pas une entreprise socialement et écologiquement responsable pour autant.
Pour pallier ce biais, des approches alternatives sont proposées à l’investisseur, tels l’exclusion simple ou large de certaines entreprises ou domaines d’activité, ou encore l’investissement thématique.
Le véritable enjeu se trouve sans doute ailleurs. L’implémentation de critères ESG, facilement vérifiables dans les pays développés et sanctionnés par des lois de plus en plus strictes, fait souvent défaut dans le reste du monde, là où sont pourtant extraits ou produits la plupart des biens consommés. «Il existe d’énormes différences de réglementation en fonction des pays considérés, constate Aileen Ionescu de l’IMD. Et même quand les réglementations sont strictes, leur observation par les acteurs économiques reste tributaire de facteurs extérieurs, comme la présence d’un haut degré de corruption, des ressources étatiques insuffisantes, etc.» «On manque encore cruellement de dispositifs incitatifs, voire coercitifs, renchérit Philippe Krueger. Dans de nombreuses régions du monde, les comportements délictueux ou peu éthiques sur le plan social ou écologique sont peu ou pas du tout sanctionnés.»
La solution pourrait venir du côté des grandes, voire très grandes multinationales, dont l’impact est décisif sur toute leur chaîne de fournisseurs, comme le souligne Natacha Guerdat de Conser Invest: «Lorsque Nestlé réfléchit, par exemple, à la problématique de l’eau et établit des normes strictes à l’adresse de ses fournisseurs, ce sont des milliers d’entreprises dans le monde entier qui sont concernées…»
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LEXIQUE: Les termes de la finance durable
Critères ESG
Pour Ecologique, Social et Gouvernance d’entreprise. C’est le terme qui désigne les préceptes de l’investissement responsable.
Critère écologique
Il considère l’impact de l’activité économique sur l’environnement en termes de raréfaction des ressources, de rejet de matières polluantes, etc.
Critère social
Il étudie la conformité de l’entreprise par rapport aux valeurs universelles comme les droits humains, les normes internationales du travail, la lutte contre la corruption.
Critère gouvernance
Il étudie la manière dont l’entreprise est gérée et contrôlée, ses relations avec les actionnaires, sa gestion des liens hiérarchiques, les degré d’indépendance du conseil d’administration, etc.
Investissement socialement responsable (ISR)
Il s’agit de l’intégration des critères ESG dans les opérations financières. L’investissement socialement responsable vise, comme toutes les autres formes d’investissement, à réaliser du profit, mais en excluant les produits financiers contraires aux principes du développement durable.
Best in class
L’investisseur passe les entreprises au crible des critères ESG et choisit celles qui obtiennent les meilleurs résultats de leur catégorie.
Exclusion simple
L’investisseur exclut par défaut un ou plusieurs secteurs d’activité jugés peu éthiques.
Exclusion large
Implique l’utilisation de critères ou de filtres plus nombreux pour justifier l’exclusion.
Investissement thématique
Investissement dans des secteurs d’activité ou des thématiques ESG comme l’eau, les énergies renouvelables, etc.
Bilan carbone
Evaluation du coût énergétique d’une activité humaine ou d’un produit, exprimée en émission de gaz carbonique (CO2).
Responsabilité sociale des entreprises (RSE)
C’est «l’intégration volontaire, par les entreprises, de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes», selon la définition de la Commission européenne. Cette attitude des entreprises inclut des actions «qui vont au-delà des obligations juridiques qui leur incombent à l’égard de la société et de l’environnement».
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 3 / 2012).