LATITUDES

Le soleil veut votre peau

La Suisse demeure l’un des pays les plus touchés par les cancers de la peau. La protection de la crème solaire se révèle rarement efficace. Explications.

L’été est de retour. Et avec lui, quelques envies irrépressibles: lézarder sur sa chaise longue un soda à la main; faire bronzette au bord du lac; nager dans sa piscine… «Les gens, en particulier dans les pays riches comme la Suisse, ont plus de temps et d’argent pour se faire bronzer au soleil», constate Ralph Braun, coordinateur du Centre du cancer de la peau à Zurich. Mais attention: le soleil cogne et se protéger des uppercuts qu’il délivre (coups de soleil, rides, mélanomes…) s’avère plus difficile qu’il n’y paraît.

Les habits, par exemple, bloquent très mal les rayons solaires: un t-shirt de couleur claire possède un indice de protection (IP) de 5 à 10, soit l’équivalent d’une crème solaire de faible intensité. La majorité des habits d’été ont des IP inférieurs à 30, révèle une étude de l’Université de Bochum datée de 2001. Mouillé, un habit en coton voit sa protection réduite de moitié. A part les nouveaux types d’habits conçus spécialement contre le soleil, les tissus efficaces contre les UV sont clairement peu adaptés à la plage: jeans, laine ou polyester, au maillage dense, de couleur sombre, lourd et épais. Pas de quoi séduire les amateurs de soleil, qui préfèrent se rabattre sur les crèmes.

Hélas, les écrans solaires sont généralement mal utilisés, regrette Stephan Lautenschlager, dermatologue à l’hôpital de Triemli (ZH), dans un article de synthèse publié en 2007 dansThe Lancet: le plus souvent, la crème est appliquée trop tard, de manière peu uniforme et en quantité insuffisante. Or, une couche deux fois trop mince de crème fait chuter son indice de protection de 50 à 7. Problème: la quantité de crème solaire appliquée en réalité par les gens est systématiquement trop faible, selon des chercheurs de l’Institut européen d’oncologie de Milan qui ont observé en 2001 que les couches étaient en moyenne 5 fois trop minces.

Mettre davantage de crème

«Si vous possédez encore un flacon de l’année passée, c’est que vous n’utilisez probablement pas assez de crème, explique Ralph Braun. Une solution serait de redéfinir l’indice de protection afin qu’il corresponde mieux à la quantité de crème que s’appliquent les gens.» Les indices de protection figurant sur les emballages sont mesurés en laboratoire pour une couche faisant 2 mg/cm2, une valeur qui ne permet en pratique que de 5 à 7 applications pour un flacon de 200 ml (30 à 40 g sont nécessaires pour recouvrir le corps entier). Mais en réalité, lorsque l’on enduit son corps, la couche dépasse rarement 0,5 mg/cm2, pas assez pour être bien protégé.

Même en quantité suffisante, la crème n’est pas un rempart pleinement efficace contre le soleil. Dans leur étude, les chercheurs milanais ont ainsi constaté que le nombre de coups de soleil était indépendant de l’IP des crèmes utilisées. En d’autres termes, les amateurs de bronzette se sentent protégés par une crème à l’indice élevé et demeurent plus longtemps au soleil. «Or, chaque exposition augmente le risque de cancer», souligne Ralph Braun.

La définition même de l’indice de protection encourage une exposition prolongée: un IP 30 est censé multiplier par 30 la durée avant laquelle un coup de soleil survienne. Au final, l’utilisation de la crème diminue rarement la quantité d’UV absorbés par la peau… et les cancers qui vont avec.

La Suisse, pays du mélanome

Chaque printemps, le même message alarmiste revient: le nombre de mélanomes explose. Avec plus de 20 mélanomes diagnostiqués pour 100 000 habitants, la Suisse (accompagnée de quelques pays scandinaves) possède le taux d’incidence le plus élevé du monde après l’Australie et la Nouvelle-Zélande. La tendance est à la hausse, avec une augmentation de 80% des cas pour les hommes et 50% pour les femmes suisses entre 1984 et 2008.

Ralph Braun se méfie des comparaisons internationales qui placent la Suisse parmi les pays les plus touchés par cette maladie: «Je pense que les chiffres helvétiques sont les plus fiables et que les statistiques des pays plus grands sous-estiment la réalité.»

«Par ailleurs, nous découvrons aujourd’hui des mélanomes très minces, qui autrefois seraient passés inaperçus, avance Jean-Luc Bulliard de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne. Une partie de l’augmentation du nombre de mélanomes est due à cette amélioration des techniques de détection.»

Mais si cette détection précoce fait gonfler les chiffres, la croissance du nombre de cancers provient également d’une exposition accrue aux UV. «Il faut compter une latence de dix à vingt ans entre l’exposition au soleil et l’apparition d’un mélanome, ce qui me fait craindre une augmentation de la mortalité dans quelques années», précise Ralph Braun. Certains pays comme les Pays-Bas ont déjà déclaré faire face à une «épidémie» de mélanomes.

Une épidémie loin d’être artificielle: «Ce n’est pas comme avec le cancer de la prostate, où l’on détecte — et traite inutilement — des cancers qui n’auraient pas été mortels, ce qui fait gonfler les chiffres et les interventions superflues. Le cancer de la peau est différent: je n’ai jamais vu de mélanome qui, sans traitement, n’évolue pas vers une issue fatale.»

Heureusement grâce à la détection précoce, la plupart des mélanomes rapidement traités se guérissent aujourd’hui, avec un taux de survie à cinq ans dépassant les 90%. La très grande majorité des cas mortels est due à des mélanomes nodulaires, une forme extrêmement agressive qui croît en quelques mois. Pour prévenir les risques, mieux vaut revenir à un peu de bon sens: utiliser une crème solaire en abondance, rechercher l’ombre, porter des vêtements à manches longues, préférer des expositions régulières mais brèves et être particulièrement vigilant avec les plus jeunes enfants. L’été sera peut-être un peu moins glamour… mais sans coups de soleil!
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Les UVA également nocifs

Les indices de protection (IP) indiqués sur les emballages de crèmes solaires ne concernent en général que les UVB, mais pas les UVA. Ces derniers ont pendant longtemps été considérés comme inoffensifs, car ils n’occasionnent pas de coups de soleil et ne sont pas assez énergétiques pour directement endommager l’ADN. Mais il est récemment apparu que les UVA peuvent agir de manière indirecte en créant des radicaux libres (des entités chimiques hautement réactives) capables de dégrader l’ADN. Et qu’elles soient engendrées par les UVA ou les UVB, ces mutations peuvent s’avérer cancérigènes. Les UVA donnent un bronzage rapide, mais ce dernier ne protège pas la peau, car la quantité de mélanine (une substance protectrice qui donne à la peau sa couleur foncée) n’augmente pas. Seul le bronzage lent qui apparaît après quelques jours d’exposition aux UVB pousse le corps à en produire davantage. «C’est une très mauvaise idée de préparer ses vacances d’été au solarium en croyant qu’un tel prébronzage agit comme protection, révèle Jean-Luc Bulliard de l’Université de Lausanne, car cette lumière artificielle contient 95% d’UVA. »

L’OMS a alerté l’opinion publique en 1994 pour souligner les risques pour la santé amenés par l’utilisation de solarium. En 2009, autant les solariums que les rayons solaires sont placés sur la liste des agents cancérigènes tenue par le Centre international de recherche sur le cancer de l’OMS (au même titre que le tabac ou l’amiante). Le risque de présenter un mélanome avant 60 ans augmente par exemple de 75% lorsque l’on a été exposé aux UV artificiels avant 35 ans.

«La difficulté des UV, c’est qu’aucun organe ne peut les détecter, note Ralph Braun, du Centre du cancer de la peau à Zurich. Contrairement aux infrarouges que l’on ressent sous forme de chaleur, les UV, eux, restent invisibles. »
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Une version de cet article est parue dans la Tribune de Genève.