Avec son deuxième album, composé à la demande de la cinéaste Sofia Coppola, le duo de Versailles s’impose comme l’un des groupes les plus stimulants du moment. Interview.
C’est une musique qui colle à l’époque. Avec leurs vieux synthétiseurs, leurs harmonies intercontinentales et un savoir-faire impeccable, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel ont réussi à s’imposer auprès du grand public comme sur les platines des faiseurs de mode. Leur premier album, «Moon Safari», paru en 1998, est devenu un classique de la nouvelle scène électronique française qui s’exporte jusqu’à Tokyo et Los Angeles.
C’est à Los Angeles, justement, que les deux musiciens ont rencontré Sofia Coppola, fille de Francis Ford, compagne de Spike Jonze («Being John Malkovich») et réalisatrice de courts métrages remarqués. Elle leur a demandé de composer l’accompagnement musical de son premier long, «The Virgin Suicides», qui arrivera sur les écrans en avril.
Le disque, lui, vient de sortir. Le duo de Versailles a puisé dans le meilleur des années 70 pour composer une suite de variations aux charmes délétères, psychédélique à souhait. Du saxophone solo du «Wish You Were Here» de Pink Floyd, référence omniprésente, aux accords en mineur qui rappellent Ennio Morricone, rien ne manque à l’effet nostalgique, sans pour autant céder au pittoresque ou à l’anecdotique.
Plus que jamais, Air est une entité musicale contemporaine, sublimant le meilleur du son des années 70 pour produire une musique en phase avec son temps. Démonstration avec Jean-Benoît Dunckel, moitié d’un Air de Paris qui n’est décidément pas mûr pour sa mise en boîte.
Largeur.com: Comment compose-t-on une musique de film comme celle-ci? Aviez-vous accès à des images, avez-vous travaillé sur des atmosphères?
Jean-Benoît Dunckel: Pendant toute la durée du travail, nous nous sommes basés sur les premiers extraits qui nous sont parvenus. Sofia Coppola nous envoyait toutes les semaines des cassettes vidéo de ce qu’elle avait filmé, souvent à un stade encore très embryonnaire. Mais cela suffisait pour que l’on puisse s’en inspirer. Nous avions lu le scénario, ce qui nous avait bien aiguillé au départ.
Etait-ce une démarche nouvelle pour vous?
C’était très nouveau, en effet. Mais c’est fantastique de pouvoir s’inspirer d’images, car tout va beaucoup plus vite. Quand on fait un album, qu’on enregistre en studio, on ne s’inspire a priori de rien. En définitive, on s’inspire de soi-même, de ses chocs émotionnels, ce qui est beaucoup plus difficile. Avec une bande originale comme celle-ci, le tout est d’habiller le film, de mettre la musique au service du film. D’une certaine manière, nous nous sentions décomplexés, parce que nous pouvions nous permettre de faire quelque chose d’assez minimaliste.
Dès le départ, vous n’avez donc pas conçu ce disque comme le véritable deuxième album de Air.
Non, même si la situation est assez ambiguë. La maison de disques et le public se posent inévitablement la question de savoir s’il s’agit du deuxième album de Air. Artistiquement, «The Virgin Suicides» ne saurait l’être, dans le sens où il s’agit véritablement d’une musique de film, c’est à dire d’une suite de variations sur un même thème. Au niveau promotionnel, nous avons donc tenté de faire les choses de manière assez discrète: il n’y a qu’un seul clip, et nous tâchons de donner un minimum d’interviews. Cela dans le but de mieux pouvoir servir le second album.
Aviez-vous à l’esprit l’exemple des groupes de rock des années 70 qui ont sacrifié à l’écriture de bandes originales?
Non, du moins pas consciemment. Mais je sais que les gens me parlent souvent de «More» de Pink Floyd. En fait, ce qui est aujourd’hui original et qui ne l’était pas forcément à l’époque, c’est que l’on publie un recueil de morceaux sur disque à partir d’une musique de film, alors que la plupart des bandes originales d’aujourd’hui sont en général basées sur une association de titres hétéroclites qui n’ont pas vraiment de lien entre eux.
Vos compositions pour ce film paraissent plus sombres, plus inquiétantes que le reste de votre production. Est-ce là le fait d’un scénario particulièrement morbide, ou aviez-vous la volonté de vous débarrasser de cette étiquette «easy listening» qui vous colle à la peau?
L’un et l’autre, à vrai dire. Au moment d’écrire cette musique, nous en avions marre d’être constamment décrits comme de gentils musiciens inoffensifs, qui aiment la musique douce et légère. Mais il est vrai qu’au début, nous n’avions que des scènes assez violentes à illustrer, des scènes de suicide et des scènes d’amour, et c’est cela qui a guidé nos choix pour l’ensemble du travail.
Les sons que vous employez sur ce disque semblent volontairement connotés «seventies». Etait-ce un choix esthétique dicté par le thème du film?
Oui, tout à fait. Je crois qu’avec ce disque, nous en avons vraiment fini avec le style rétro des années 70. Bien sûr, ce sont des sons que nous adorons, et cette bande originale nous a donné l’occasion de les utiliser en plein, puisque l’histoire du film se situe dans les années 70. Par contre, si l’on enregistrait maintenant un autre album rétro, ce serait redondant.
De quel œil voyez-vous cet engouement général pour les vieux synthétiseurs?
Suivant qui les manie, les vieux synthétiseurs peuvent permettre de faire des choses extrêmement modernes. Seule importe l’attitude artistique. Ce n’est pas une question de matériel, même s’il est parfois difficile de se détacher de certains sons. On peut très bien faire des choses avant-gardistes avec un orchestre symphonique.
Jean-Jacques Perrey avec qui vous avez travaillé est à la fois un pionnier, et quelqu’un qui a utilisé ses synthés de manière très humoristique. Vous sentez-vous proche de cette démarche?
Oui, ou du moins proche de sa manière de travailler. Nous avons appris beaucoup de choses à ses côtés. Perrey joue du synthétiseur d’une manière très bizarre. Il a une excellente oreille, et lorsqu’il fait un solo, il ne joue qu’avec le ruban qui module la hauteur des sons. Mais c’est également un très grand musicien, qui a une immense culture musicale. Au cours de nos conversations, il nous a expliqué comment il a réalisé sa fameuse reprise du «Vol du bourdon »: pour la mélodie, il est parti dans les champs avec un magnétophone, et a enregistré différents échantillons de sons d’abeilles, de bourdons. A chaque fois qu’il trouvait une note particulière, il la notait, la répertoriait selon sa hauteur. Ensuite, il a découpé dans ses bandes ces différentes notes de bourdon qu’il a alors mises bout à bout… ce qui lui a pris deux mois de travail. En fait, il s’est servi de la bande comme d’un sampler, en faisant tout à la main. C’est fantastique! …Et impensable aujourd’hui.
Il y a cinq ans, personne ne pouvait imaginer que le mouvement électronique le plus populaire allait surgir de France. Avec le recul, comment voyez-vous cela?
Je pense qu’il y a eu une première vague de musiciens électroniques, essentiellement des DJs, parmi lesquels sont apparus quelques bons artistes, qui ont ensuite donné naissance à une nouvelle vague. On assiste aujourd’hui à l’arrivée d’une vague plus sérieuse de créateurs comme Phoenix, Rob ou Sébastien Tellier, qui sera le second artiste de notre label. Ces Français qui réussissent à l’étranger sont un peu les enfants de la Nouvelle Vague au cinéma. La force des Français est que nous avons toujours eu une grande activité dans le cinéma, de laquelle découle une certaine tradition des musiques de film. Depuis des décennies, les musiciens français se sont habitués à composer avec les musiques instrumentales, ce qui explique peut-être la pertinence de cette nouvelle scène électronique.
Au sein de cette scène, dont vous êtes en quelque sorte les chefs de file de par le succès de «Moon Safari», vous sentez-vous des affinités?
Air a toujours été un groupe un peu à part dans le sens où nous ne faisons pas de la musique pour les clubs. Mais nous sommes tout de même extrêmement fiers de cette situation, parce que tout cela, c’est avant tout une bande de copains qui aiment bien se retrouver, faire la fête et parler de musique, chacun s’inspirant des méthodes de l’autre. Il y a une véritable synergie entre les personnes, et c’est cela qui est génial. En France, tout le monde s’en fout un peu, mais à l’étranger, il y a tellement peu de choses françaises que d’un seul coup, tous les musiciens se sentent très forts et très soudés. A Los Angeles, ça faisait comme une grosse mafia française qui débarquait dans le milieu du film et de la musique. Pour le moment, le mouvement est encore timide, mais ça va en s’amplifiant.
Vous dites vouloir passer à autre chose en terme de sons. A quoi peut-on s’attendre pour le prochain album?
Pour le prochain, je pense que l’on va utiliser un peu tout ce que l’on sait faire. Il y aura un peu de «Moon Safari», un peu de «Virgin Suicides», et aussi quelque chose de plus moderne. On va utiliser des principes musicaux proches de ceux de la techno. Une attitude plus progressiste. Il y aura aussi plus de chansons, plus de voix, et aussi plus de nuances: on passera de chansons extrêmement joyeuses à des choses beaucoup plus noires. Je pense que l’on va utiliser un peu de tout, aussi bien des vieux synthés que des nouveaux, des batteries que des boîtes à rythmes, des pianos. Il faut tout utiliser, n’importe comment, pourvu qu’on détourne les instruments de leur fonction première.
——-
Air, «The Virgin Suicides OST» (Source/EMI).