LATITUDES

«Allez, encore un dernier épisode»

Créatives et passionnantes, les séries américaines peuvent mener au «binge watching», suscitant des modes de visionnage extrêmes. Addiction?

On les reconnaît à leurs cernes, à leurs yeux rougis et à leur consommation de café le matin au bureau. On les appelle les binge viewers comme on parle de binge drinkers avec l’alcool. Ils sont ces consommateurs compulsifs de séries télévisées. Les plus accros sont capables de visionner l’intégralité des 121 épisodes de Lost d’une traite, comme lors de ce Lost Marathon organisé sur 84 heures par un cinéma londonien en 2010.

Fan de The Wire, l’écrivain Bret Easton Ellis est l’un de ces adeptes de l’immersion totale dans l’univers télévisuel. Il affirmait dans le documentaire Series Addicts d’Olivier Joyard, diffusé il y a quelques semaines sur Canal+, qu’il était «bien plus drôle que tout le reste de passer un week-end à regarder une série».

Educateur spécialisé à Genève, Alexandre Di Palma ne dit pas le contraire: «Quand je trouve la série qui me plaît, je suis capable de regarder sept ou huit épisodes à la suite. Au-delà, cela devient physiquement difficile. Il m’est arrivé de m’endormir devant un épisode.»

Ces fans de séries décrivent leur pratique de visionnage avec un vocabulaire tiré des expériences narcotiques. Ils parlent de «dose», de «satisfaction» ou de «manque», la dose nécessaire à la jouissance variant nettement d’une personne à l’autre. Ainsi, Mélanie Leresche, 35 ans, institutrice à Lausanne, conçoit une série comme le petit verre de vin du soir: elle en consomme de manière assez récurrente, mais pas compulsive. «Je peux regarder l’équivalent d’une saison en une semaine, mais au rythme d’un ou deux épisodes par soirée.»

Tristan G., 22 ans, étudiant en droit, appartient plutôt aux disciples de la grosse biture, puisqu’il parvient à s’enquiller une saison entière (généralement douze épisodes) sans sortir de son lit. Une activité qu’il lui arrive de pratiquer en couple. «Il y en a souvent un qui craque avant l’autre, même si au départ on a la ferme intention d’aller main dans la main jusqu’à la fin», explique-t-il. Mais c’est surtout en solitaire qu’il s’adonne à ces marathons télévisuels. «Quand je suis seul, je n’ai aucun scrupule à m’envoyer une grosse ration.»

Ces comportements compulsifs s’expliquent largement par les ressorts narratifs des séries comme le coup de théâtre ou cliffhanger en fin d’épisode ou de saison. Jusque dans les années 80, ces programmes fonctionnaient sur un mode épisodique, chaque épisode correspondant à une histoire autonome. «Dallas a changé la donne. Pour la première fois, les téléspectateurs devaient suivre les épisodes semaine après semaine pour entrer dans la narration et comprendre les différents arcs narratifs déployés par les scénaristes», rappelle Mélanie Bourdaa, chercheuse à l’Université de Bordeaux, auteure d’une thèse sur les séries télévisées.

Le mode de diffusion à horaires fixes interdisait alors l’expression des penchants compulsifs. C’est la sortie des séries en coffrets DVD et le téléchargement sur l’internet qui ont libéré ces instincts frénétiques, la durée relativement courte d’un épisode, généralement moins d’une heure, invitant à s’offrir une tranche supplémentaire avant de se coucher.

Le néologisme «sériephile» tente de conférer un statut flatteur à cette dépendance qui n’a jusqu’ici pas été épinglée comme risquée par les psychiatres. On peut voir en effet un parallélisme entre ces dévoreurs de séries, dont les goûts se raffinent au fil du temps, et les cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Truffaut, qui usaient leurs pantalons en velours côtelé sur les sièges de la cinémathèque pour ne rater aucun titre de la rétrospective Howard Hawks.

La déprime peut cependant surgir au moment de l’arrêt d’une série fétiche. «J’ai vécu de grandes déceptions, reconnaît Alexandre Di Palma. Il faut alors vite trouver une autre série qui comble le manque.»
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Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.