KAPITAL

Tamedia voit l’avenir en ligne

Renforcé par le rachat d’Edipresse, le géant suisse des médias va embaucher 200 collaborateurs supplémentaires cette année pour ses activités en ligne, en plein développement.

«Mauvais pour la liberté d’opinion», «Tamedia avale Edipresse», «L’éditeur Tamedia fait main basse sur la presse romande»: l’annonce surprise de la reprise des actifs suisses d’Edipresse par Tamedia, le 3 mars 2009, avait fait l’effet d’une bombe dans le paysage médiatique romand. L’accord signé entre les deux groupes prévoyait une reprise des activités d’Edipresse selon un plan de cessation en trois étapes, dont la dernière devait intervenir en 2013.

C’est donc avec près de deux ans d’avance que Tamedia a repris l’entier des actifs suisses d’Edipresse, en avril dernier, tandis qu’Edipresse sortait du marché suisse pour poursuivre son développement à l’étranger. Parmi les titres phares passés sous le contrôle de Tamedia figurent «Le Matin», la «Tribune de Genève», «24 heures», «Femina», la moitié du capital du «Temps» (l’autre moitié appartenant à Ringier), mais aussi des sites de services en ligne tels que homegate.ch, jobup.ch ou encore swissfriends.ch.

D’un point de vue économique, on a parfois remis en question la pertinence de ce rachat d’un prix très conséquent: 207,3 millions de francs pour les deux premières étapes, et entre 269,8 et 330,2 millions (le prix exact reste à déterminer en fonction des résultats financiers d’Edipresse), ainsi que la cessation de 250’000 actions nominatives de Tamedia à Edipresse pour la troisième et dernière étape.

Le jeu en valait-il la chandelle? Martin Kall, CEO de Tamedia, en est convaincu: «C’était un investissement judicieux et tout à fait justifié. Le prix reflète fidèlement la valeur des actifs rachetés.» Un avis partagé par Chris Burger, analyste financier à Helvea: «Ce rachat était une très bonne chose, il permet à Tamedia de proposer des services publicitaires sur une échelle nationale, que ce soit par le biais du print ou de ses services online».

De fait, les derniers chiffres publiés par Tamedia font état d’une bonne santé financière, surtout dans un contexte plutôt morose pour le marché de la presse. Ainsi, au premier semestre 2011, le chiffre d’affaires du groupe a atteint 558,9 millions de francs pour un bénéfice net de 87,7 millions. Des résultats impressionnants qui tiennent compte, il est vrai, de l’intégration des actifs d’Edipresse. Il n’empêche que la différence est frappante en comparaison avec son principal concurrent, Ringier, qui réalisait 1,263 milliard de chiffre d’affaires en 2010, pour un bénéfice net de «seulement» 61,8 millions.

Pour Chris Burger, la raison de ce succès est à chercher du côté de la direction du groupe: «La force de Tamedia et ce qui le distingue de ses pairs, c’est un management très efficace et très professionnel, axé sur la rentabilité, avec une stratégie claire sur les moyens de renforcer sa position sur ses marchés respectifs.»

Mais au-delà des prestations financières du groupe, que tous s’accordent à reconnaître excellentes, des critiques au sein des médias se font l’écho de deux grandes inquiétudes: la perte d’autonomie d’un large pan de la presse romande passé sous la coupe des Zurichois, et l’éventuelle casse sociale qui pourrait en résulter. En effet, Tamedia, connu pour son souci de rentabilité financière, n’a pas hésité à licencier largement par le passé: ainsi, plus de 400 emplois étaient passés à la trappe entre 2003 et 2005, lors d’une restructuration sans précédent dans l’histoire du groupe.

Maintenant que Tamedia dispose des principaux titres de la presse romande, comment l’entreprise va-t-elle gérer ses acquisitions? Si «on ne doit pas craindre une baisse de qualité», selon Guy Mettan, directeur du Club suisse de la presse et ancien directeur de la «Tribune de Genève», qui souligne le «professionnalisme» démontré par le groupe sur le plan éditorial, il faut s’attendre à une diversité moins grande: «même si Tamedia aura à cœur de respecter les identités locales, l’expérience démontre que, dans la réalité, lorsqu’un centre de direction se déplace, on assiste irrémédiablement à une perte d’autonomie pour la région lésée. Pour la diversité de la presse, c’est forcément négatif, on va vers un amenuisement de l’offre.»

Pour contrer les accusations de «mainmise zurichoise» sur la presse romande, Tamedia a, il est vrai, pris soin d’ouvrir son conseil d’administration à Pierre Lamunière, actuel PDG d’Edipresse, et Tibère Adler, ancien directeur général du groupe. Quant à Serge Reymond, directeur d’Edipresse Suisse, il est devenu membre de la direction de Tamedia.

Restructuration en vue
En ce qui concerne une éventuelle restructuration des rédactions, notamment de la «Tribune de Genève» et de «24 heures», elle semble «inévitable», de l’avis d’un analyste financier de la place zurichoise, selon lequel «il paraît difficile économiquement de justifier l’existence de ces deux journaux dans leur forme actuelle». L’analyste Daniel Bürki, de la Banque Cantonale de Zurich (ZKB), renchérit: «l’année 2012 s’annonce mauvaise pour l’économie dans son ensemble. On peut s’attendre à une réduction des dépenses publicitaires, ce qui affectera directement les revenus des groupes de média tels Tamedia. Dans ce contexte, une restructuration au sein des actifs les moins rentables du groupe est probable.»

Du côté de Tamedia, qui ne publie pas de chiffres précis sur les résultats de ses journaux pris séparément, on insiste sur la mise en place de «synergies», plutôt que de parler de restructuration: «Nous allons déjà réaliser plus de 20 millions de francs d’économie par an dès 2014, uniquement grâce aux synergies opérées dans tous les domaines, sauf dans les rédactions», assure Martin Kall. Une politique de synergies qui viserait principalement les domaines IT, industriel et logistique, et dans laquelle s’inscrit par exemple la fermeture de l’un des quatre centres d’impression de Tamedia, à Oetwil am See (ZU). Pas de licenciements massifs à l’ordre du jour? «Nous ne prévoyons pas de restructuration majeure tant que la profitabilité est assurée, ce qui est le cas aujourd’hui: les actifs d’Edipresse sont tout aussi rentables que ceux de Tamedia», insiste Martin Kall.

Des affirmations qui ne suffisent pas à rassurer complètement les syndicats: «Tamedia n’est certainement pas le plus mauvais des employeurs, mais sa politique axée sur le profit et la réduction des coûts a une incidence sur les conditions de travail», constate Stéphanie von Harburg de Syndicom, qui ajoute: «Les retours que l’on a des rédactions font part de pressions et d’exigences de production accrues.»

Acquisition de Doodle
Si Tamedia s’est imposé en quelques années comme le leader de la presse suisse, c’est aussi qu’il a su miser très tôt, et avec de gros budgets, sur le développement en ligne de ses journaux, à commencer par les quotidiens «20 Minutes» et «Tages Anzeiger». Par ailleurs, le groupe est très bien implanté dans le secteur des services en ligne, avec comme sites phares search.ch, jobup.ch, swissfriends.ch, homegate.ch ou encore tillate.com, pour ne citer que les plus connus. Un portefeuille bien fourni qu’est venu compléter Doodle, dont Tamedia a récemment acquis 49%, une participation que l’entreprise zurichoise a l’intention d’augmenter dans les prochaines années.

Au premier semestre 2011, la division «digital» comptait d’ores et déjà pour 11% du chiffre d’affaires total du groupe avec un chiffre d’affaires de 64,2 millions de francs (+79% par rapport au premier semestre 2010) et un bénéfice de 6,2 millions de francs. Une évolution que Tamedia souhaite inscrire dans la durée: «Le développement de nos activités en ligne est une priorité», commente Martin Kall. «Nous employons actuellement 500 personnes pour la gestion de nos sites, et ce nombre passera à 700 en 2012. Il y a un très grand potentiel de croissance dans le secteur des médias online et des sites d’annonces, où nous sommes très bien positionnés.

Mais si nous sommes préparés à une montée en puissance du web, je ne crois pas pour autant à la disparition du print, en tout cas pas dans un futur proche. En 2010 en Suisse, 76% de la population lisaient encore la presse papier, et les journaux proposant une information régionale à forte valeur ajoutée ont encore leur place dans le paysage médiatique de demain». Le CEO de Tamedia, qui a annoncé son retrait pour 2013, conclut en relevant le paradoxe d’un monde de plus en plus global et en même temps avide de services locaux: «La Suisse est un pays avec une identité forte, et parallèlement à la croissance de grands groupes internet mondiaux tels Google ou Facebook, les gens sont à la recherche d’un ancrage local fort.»

Mais tous ces plans de croissance pourraient être mis à mal, la récession tant crainte de 2012 dût-elle se réaliser. Dans ce cas, il resterait pour Tamedia la maigre consolation de voir ses concurrents plonger également, car ce serait l’ensemble de la branche qui serait concerné…

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La conquête du marché suisse

En un peu plus d’un siècle, l’entreprise zurichoise a su dépasser les barrières régionales pour devenir un groupe de presse d’envergure nationale.

Les origines de Tamedia remontent à 1893, lorsque les Allemands Wilhelm Girardet et Fritz Walz, un ancien éditeur de la «NZZ», fondent à Zurich l’entreprise Wilhelm Girardet & Co pour lancer un nouveau journal, le «Tages-Anzeiger».

Le groupe se diversifie après la Première Guerre mondiale en acquérant les magazines «Das Schweizer Heim» en 1927 et «Schweizer Familie» en 1930. L’entreprise zurichoise ne connaît pas de changements majeurs jusqu’aux années 1990, qui voient une stratégie de diversification se mettre en place, avec une prise de participation à 50% dans Presse Publicité Rep., le lancement du magazine «Facts», de la plateforme d’archives SMD (Schweizerische Mediendatenbank, en collaboration avec Ringier et SRG SSR) et d’une division internet du groupe, qui est rebaptisée Ta-Media en 1993, puis Tamedia en 2000.

Le groupe fait ses premiers pas dans la télévision en investissant dans TeleZüri en 1994, et surtout en lançant la première télévision privée de Suisse, TV3 (une joint-venture entre Tamedia et the Scandinavian Broadcasting System), en 1999.

Si Tamedia est aujourd’hui une entreprise prospère, il s’en est fallu de peu qu’elle ne survive à la première décennie du XXIe siècle qui avait très mal démarré pour elle: après une entrée en Bourse en 2000, Tamedia se sépare de TV3, déficitaire (qui rendra définitivement l’antenne le 22 décembre 2001 en diffusant «Titanic»).

Dans un contexte économique difficile, marqué par l’explosion de la bulle internet, Tamedia, désormais dirigé par son nouveau CEO, l’Allemand Martin Kall, transfuge de Ringier, traverse une période noire et procède à de nombreux licenciements.

L’acquisition de «20 Minuten» en 2003 se révélera par contre un investissement extrêmement rentable qui sera pour beaucoup dans le rétablissement financier du groupe, amorcé en 2004 après un dégraissage coûteux sur le plan social.

Incursion en territoire romand

Tamedia réalise une première incursion en territoire romand en 2006 avec «20 Minutes» et livre une guerre sans merci contre «Le Matin Bleu», qu’il finit par racheter. Tamedia renforce en outre son assise régionale outre-Sarine en rachetant le bernois «Espace Media» (éditeur du «Bund» et du «Berner Zeitung», entre autres).

La reprise des actifs romands d’Edipresse s’inscrit donc dans une stratégie d’expansion territoriale de Tamedia relativement récente et qui vise à s’assurer une couverture nationale, couronnée par le lancement de «20 Minuti» au Tessin le 14 septembre dernier.

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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 6 / 2011)