CULTURE

Agnès Jaoui, les délices du lieu commun

Le grand public se précipite dans les salles pour voir «Le goût des autres», première réalisation de l’actrice et scénariste Agnès Jaoui. Un film qui se joue des stéréotypes avec beaucoup d’adresse.

Ce que vous dites relève du lieu commun! Qui ne s’est jamais fait remettre à l’ordre par un flic de la pensée inédite, de l’idée originale? Pour l’apprenti conducteur qui tente d’emprunter la route étroite de l’éloquence, le lieu commun menace au moindre coup de volant. Toute assertion banale, tout raisonnement glané au café du commerce se voit immédiatement sanctionné par les gardiens de la paix rhétorique, comme on assène une contrebuche à un automobiliste en faute.

Or voici qu’un film français vient épousseter le blason du lieu commun, et que c’en est enthousiasmant. On veut parler du «Goût des autres», première réalisation d’Agnès Jaoui coécrite avec son complice Jean-Pierre Bacri. Un film en passe de se tailler un succès monstre au box-office.

Qu’est-ce qui fait courir les foules? Sans doute le terrain de jeu habituel de Bacri et Jaoui, à savoir la relation humaine au sein du groupe, ses ratés, ses ambiguïtés et ses faux-semblants. Sans doute aussi leur ton tragi-comique, ce mélange inimitable de rire complice et de pincement au cœur. Mais aussi et surtout leur apologie du stéréotype.

Le précédent scénario de Bacri et Jaoui, «On connaît la chanson», était déjà construit autour de ces points de ralliement que sont les tubes de variété. Ceux-ci déclinent à l’infini les mêmes situations banales – rupture conjugale ou vertiges de l’amour – dans lesquelles chacun se retrouve. Traduisant en images cette communion dans la référence collective, le film d’Alain Resnais se présentait comme une suite de visites guidées et d’errance au gré d’appartements à vendre, jusqu’à ce que les personnages se retrouvent tous dans un «lieu commun» au sens littéral du terme: le loft d’Odile Lalande, théâtre d’une pendaison de crémaillère mouvementée.

Dans «Le goût des autres», on trouve aussi un local qui rassemble tous les personnages: le troquet. Comme si le brouhaha, la fumée ambiante et un penchant universel pour les brèves de comptoir noyaient les différences de classe, de culture et de caractère dont traite le film. Ce lieu réapparaît régulièrement, comme un refrain entre différents couplets. C’est là que le chef d’entreprise s’attable avec des théâtreux, que le garde du corps rencontre la barmaid par l’entremise du chauffeur…

Le lieu commun caractérise aussi la peinture des personnages: le chef d’entreprise en question porte forcément une malheureuse moustache, tandis que les intellos arpentent les vernissages en costumes noirs. De même, le metteur en scène homosexuel, l’actrice d’âge mûr entre deux chômages ou la bourgeoise amie des bêtes sont croqués d’après nature, avec ce rien de gauchissement du trait qui en fait des personnages archétypaux plutôt que des figures platement réalistes.

Mais si le stéréotype est omniprésent dans le «Goût des autres» comme dans «On connaît la chanson», il ne faut pas moins s’en défier. Derrière l’image convenue, on finit toujours par dénicher une spécificité irréductible: le chef d’entreprise un peu beauf s’avère capable de vibrer devant une peinture contemporaine, la barmaid avenante est aussi une dealeuse, la bête de scène donne des cours d’anglais…

Chez Agnès Jaoui, le lieu commun est un piège comme l’appartement d’Odile se révélait une arnaque. Une facette immédiatement reconnaissable en recouvre une autre plus secrète, plus personnelle. Mais la première demeure incontournable pour explorer la deuxième: le lieu commun est une antichambre indispensable si l’on veut pénétrer la complexité du monde. En d’autres termes, il est nécessaire de reconnaître avant de connaître.

On ira jusqu’à dire que le caractère double des personnages et des situations apparaît comme la transposition ludique d’une réflexion abstraite: pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait certes communication, c’est-à-dire recours à des codes connus de tous, à des conventions, à des clichés; mais aussi dédoublement, c’est-à-dire appartenance à plusieurs mondes (comédienne oui, mais aussi prof d’anglais). D’où, fatalement, une abondance de mots à double sens, de répliques à double entente, de malentendus qui en découlent et dont jaillit l’amère drôlerie du «Goût des autres».

Pour Jaoui et Bacri, le lieu commun n’a donc rien d’un but en soi. Contrairement à beaucoup de réalisateurs qui postulent l’originalité et tombent dans le stéréotype, ce duo part du stéréotype pour déboucher sur un constat original.

Leur cheminement a deux conséquences paradoxales, illustrées à merveille par «Le Goût des autres»: le grand public s’y reconnaît et le plébiscite (le jour de sa sortie, il talonnait «Astérix et Obélix» par le nombre de ses entrées) sans toujours entrevoir une profondeur derrière les bons mots; à l’inverse, mais à cause de ce même recours au cliché, la critique stigmatise des «caricatures» de personnages. On s’en fout. On aime ce film et on le recommande.

——-
Alain Perroux, journaliste, travaille à Paris. Dans les salles de cinéma et en dehors.