En ouvrant son capital, le leader du négoce basé à Zoug s’est résolu à développer sa visibilité. Portrait d’un colosse au passé sulfureux.
Ivan Glasenberg, CEO de Glencore et heureux propriétaire d’une petite maison près de Zurich, n’aime pas la publicité. Difficile pourtant de passer inaperçu lorsque l’on devient virtuellement détenteur d’une fortune de 9,6 milliards de dollars — la valeur de son paquet d’actions lors de l’entrée en Bourse de 20% du capital de Glencore, le 19 mai dernier. L’opération, préparée par Citigroup, Credit Suisse et Morgan Stanley, a constitué la plus importante IPO de l’histoire de la Bourse de Londres, valorisant Glencore, société spécialisée dans le négoce de matières premières, à 59 milliards de dollars au terme de sa première journée de quotation.
La société zougoise avait préparé un prospectus de plus de 1600 pages à l’intention des investisseurs et, fait rare pour l’entreprise, le management s’est fendu de quelques conférences de presse pour l’occasion. Il faut dire que Glencore, qui emploie indirectement environ 55’000 personnes dans le monde et a déclaré un chiffre d’affaires de 145 milliards de dollars pour un bénéfice net de 3,8 milliards de dollars en 2010, a longtemps préféré la discrétion aux opérations de communication publique. Une tradition qui remonte aux débuts de la société, appelée à l’origine Marc Rich & Co. du nom de son fondateur, le célèbre et controversé trader américain Marc Rich (lire le portrait ci-dessous).
Sous la direction du Sud-Africain Ivan Glasenberg, recruté dans les années 1980, l’entreprise a poursuivi une ascension fulgurante, jusqu’à devenir aujourd’hui la première société suisse en termes de chiffre d’affaires.
Glencore opère dans trois domaines principaux: métaux et minéraux, produits énergétiques (charbon, pétrole, etc.) et produits agricoles. Selon ses propres estimations, Glencore contrôlait en 2010 près de 60% du marché mondial adressable de zinc, 50% de celui du cuivre, 38% de celui d’alumine, 28% de celui du charbon et 9% de celui du blé. Son bénéfice net au premier trimestre 2011 a surpassé de 47% celui de l’année précédente, son chiffre d’affaires ayant augmenté de 37%.
En plus de ses activités traditionnelles de trading, l’entreprise possède tout ou partie d’actifs miniers en Afrique, Amérique du Sud, Asie, Australie et Etats-Unis, dont elle exploite et achemine la production, notamment par sa propre flotte. En 2007, les actifs en aluminium de Glencore ont été fusionnés avec ceux de Rusal et Sual, pour former United Company Rusal, le plus gros producteur d’aluminium au monde (13% de la production d’aluminium mondiale), que Glencore détient à 8,8%.
L’ouverture du capital de Glencore s’inscrit donc dans la suite logique de ses plans d’expansion. «Glencore avait besoin d’argent frais pour couvrir ses dettes et poursuivre ses rachats d’actifs et d’entreprises, commente Patrick Rafaisz, analyste à Vontobel. L’IPO est également un moyen pour Glencore de permettre aux membres du management de se désengager plus facilement de l’entreprise en vendant leurs parts.» Le CEO Ivan Glasenberg a cependant précisé qu’il ne vendrait aucune de ses actions tant qu’il serait à la tête de l’entreprise. Parmi les cibles potentielles des appétits de Glencore figure en bonne place Xstrata (autrefois Südelektra), un autre géant minier zougois que Glencore possède à 37% et dont Ivan Glasenberg est le directeur non exécutif. Glencore a également manifesté son intention d’augmenter sa participation dans les mines du kazakh KaZZinc de 50,7 à 93%, une opération estimée à 3,2 milliards de dollars.
Mais l’entrée en Bourse de Glencore a une contrepartie plus délicate: l’entreprise se retrouve au centre de l’attention et devra désormais apprendre à soigner son image publique, souvent malmenée par le passé. Opérant fréquemment dans des régions sensibles, Glencore a fait l’objet de multiples accusations abondamment relayées par la presse. Elle a notamment été mise en cause par l’ONU, qui lui a reproché d’avoir livré du pétrole irakien à l’étranger, alors que courait l’embargo du programme «pétrole contre nourriture», entre décembre 2000 et juillet 2001. Une investigation judiciaire préliminaire a toutefois conclu à un abandon des charges, faute de preuves suffisantes.
Dans la longue liste des accusations portées contre Glencore et ses filiales, deux affaires récentes sont venues rappeler les risques inhérents aux activités de la multinationale.
Le 31 mai 2011, la Banque européenne d’investissement a formellement décidé de ne plus accorder de nouveau prêt à Glencore et ses filiales jusqu’à nouvel ordre «en raison des préoccupations graves qui se sont faites jour récemment au sujet de la gouvernance de Glencore». En cause: des soupçons de fraude fiscale et de dégradations environnementales pesant sur l’entreprise zambienne Mopani Copper Mines Plc, détenue à 73% par Glencore et à laquelle la banque avait prêté 50 millions de dollars en 2005, en vue de financer la rénovation de sa fonderie de cuivre de Mufulira.
Glencore est également cité dans le procès en cours à Bruxelles de Karel Brus, un ancien membre de la Commission européenne de l’agriculture accusé d’avoir fourni entre 1999 et 2003 des informations sensibles à Glencore Grains Rotterdam, une filiale de Glencore, en échange de compensations financières et en nature.
Même si Glencore a toujours fermement nié toute responsabilité dans les accusations qui lui ont été adressées et affirmé son respect des pratiques juridiques locales, ces reproches ont naturellement refait surface lors de l’entrée en Bourse de l’entreprise.Une réalité qui ne devrait toutefois pas trop impressionner les marchés. Les acheteurs étaient en tout cas au rendez-vous de la plus grosse IPO de l’année: lors des préparatifs de son entrée en Bourse, Glencore avait fermé la souscription à ses titres un jour plus tôt que prévu, tant la demande était importante. Parmi les grands investisseurs figuraient Abu Dhabi IPIC, Blackrock, Credit Suisse et UBS qui totalisaient 3,1 milliards de dollars d’actions, soit 31% de l’augmentation de capital.
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La vie romanesque de Marc Rich
Le fondateur de Glencore, longtemps recherché par le FBI, se distingue comme un homme de réseaux hors du commun.
La vie de Marc Rich, né Marcel David Reich à Anvers en 1934, se lit comme un roman d’espionnage. Parti en 1941 aux Etats-Unis avec sa famille pour échapper aux nazis, Marc Rich fait l’apprentissage du métier de businessman avec son père, un homme d’affaires. Il commence sa carrière de trader en matières premières chez Philipp Brothers, un grand négociant américain en métaux, qu’il quitte en 1974 pour fonder sa propre compagnie, Marc Rich & Co. à Zoug, avec des bureaux à Londres et Madrid. La petite société, au départ principalement active sur les marchés du pétrole et ses dérivés, devient en moins d’une décennie l’un des acteurs principaux du négoce en matières premières.
Car Marc Rich ne fait pas d’états d’âme quand il s’agit de business. Lorsque l’Iran est frappé d’embargo par les Etats-Unis après l’avènement de l’Ayatollah Khomeyni, Marc Rich & Co va en devenir l’un des exportateurs de pétrole, comme Marc Rich l’a révélé lui-même à Daniel Ammann, un journaliste suisse auteur de sa seule biographie autorisée*. Durant cette période, l’entreprise approvisionne Israël avec du brut iranien et livre également du pétrole à l’Afrique du Sud de l’apartheid.
En négociant audacieux, Marc Rich redessine le business model du négoce de pétrole, à l’époque aux mains des grandes compagnies pétrolières, en imposant la pratique du «spot trading», l’achat au comptant en fonction de l’offre et de la demande, alors que 95% des contrats s’effectuaient sur la base de contrats à terme. Il diversifierapidement ses activités dans les métaux, principalement l’aluminium et le zinc, dont il rachète des actifs miniers. Dans un contexte minier baissier, Marc Rich comprend qu’il s’agit d’occuper le terrain en attendant que les prix remontent et prend son mal en patience, tout en réalisant des investissements coûteux, parfois déficitaires. Dans un business où les relations d’homme à homme priment sur l’institutionnel, Marc Rich soigne ses relations publiques et politiques et distribue généreusement son argent selon une mécanique bien huilée, à en croire «Fortune Magazine», qui avait publié une enquête détaillée à ce sujet en 1988 déjà. Et à la fin des années 1980, lorsque le prix des matières premières explose, la politique de Marc Rich a porté ses fruits: son entreprise a évincé son principal concurrent Philipp Brothers (devenu depuis Phibro) et engrange de formidables bénéfices bâtis sur des parts de marché faramineuses.
Mais un tel succès ne devait pas aller sans de sérieux ennuis. Le «roi du pétrole», poursuivi par le procureur Rudolf Giuliani pour plus de 50 chefs d’inculpation, dont «commerce avec l’ennemi et évasion fiscale», quitte définitivement les Etats-Unis en 1983 pour ne plus jamais y retourner. Traqué par le FBI, qui l’a longtemps fait figurer sur la liste de ses criminels les plus recherchés, Marc Rich est obligé de céder ses parts de l’entreprise à ses anciens lieutenants, après avoir essuyé une perte de plus de 170 millions de dollars sur un contrat. Il quitte définitivement sa société en 1994, qui devient Glencore.
Marc Rich est finalement gracié par Bill Clinton le 20 janvier 2001, au dernier jour de son mandat de président des Etats-Unis. Une décision controversée qu’on attribue autant aux généreuses contributions de son ex-femme au Parti démocrate qu’aux pressions israéliennes, pays dont Marc Rich a la nationalité et auquel il aurait rendu de grands services. Les bureaux de Marc Rich & Co. au Moyen-Orient ont en effet longtemps eu la réputation de servir d’antennes officieuses des services secrets israéliens, auxquels ils auraient livré de précieux renseignements.
C’est cette connaissance exceptionnelle du marché et de ses acteurs, un carnet d’adresses impressionnant (on dit que Marc Rich pouvait téléphoner à tout moment à n’importe quel diplomate, homme d’affaires ou politique d’importance), un réseau tentaculaire d’agents présents dans le monde entier qui opèrent directement pour le compte de Marc Rich ou à l’abri de sociétés- écrans, qui ont fondé la réussite de Marc Rich & Co. et de son successeur Glencore.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 4 / 2011)