LATITUDES

La société humaine simulée sur ordinateur

Comment prédire crises financières et conflits politiques? D’une ambition folle, le projet FuturICT veut récolter et analyser le maximum de données pour modéliser le comportement collectif des humains. Présentation.

L’épidémie de grippe arrivera en Australie la semaine prochaine. Dans deux jours, la Bourse de Tokyo chutera de 5% et des soulèvements se produiront probablement en Birmanie demain matin. Cette après-midi, il fera beau au nord des Alpes, avec quelques risques de précipitations.» En 2030, le téléjournal pourra prédire les mouvements de la société comme il le fait aujourd’hui pour la météo — des prévisions pas forcément exactes, mais suffisamment fiables pour influencer nos décisions.

Une utopie? Pas pour Dirk Helbing, physicien et professeur de sociologie à l’EPFZ et Steven Bishop, mathématicien spécialiste des systèmes complexes au University College London (UCL). Les deux chercheurs dirigent le projet Flagship FuturICT (Futur Information & Communication Technologies). Ils sont convaincus qu’il est possible de mieux comprendre les systèmes économiques, sociologiques et environnementaux dans lesquels nous vivons, de manière suffisamment précise pour prévoir l’évolution des mouvements sociaux en temps réel et anticiper les grandes catastrophes telles que les épidémies, les crises économiques et même les guerres.

Ces ambitions éclairent la révolution qui prend place dans les sciences humaines: l’arrivée en puissance des techniques numériques en sociologie. Elles s’appuient sur une récolte de données systématique et sur des analyses effectuées par des modèles informatiques. «FuturICT a le potentiel de créer une renaissance des sciences sociales, une nouvelle méthodologie de la récolte de données, ainsi qu’une nouvelle ère dans les technologies de l’information», affirme Dirk Helbing.

«Nous avons envoyé des hommes sur la Lune et connaissons les objets qui nous entourent dans tous leurs détails, aime répéter Dirk Helbing. Néanmoins, nous ne savons toujours pas grand-chose du fonctionnement de la société, ni comment elle réagit face aux changements. L’humanité est confrontée actuellement à de sérieuses crises politiques, économiques et environnementales. Nous devons trouver des solutions pour relever ces défis. Nous avons passé le siècle dernier à explorer notre monde physique; il est grand temps de se donner les moyens d’explorer la vie sociale sur Terre.»

L’objectif de FuturICT consiste à comprendre le fonctionnement de la société pour apprendre à gérer des systèmes sociaux complexes de façon globale et durable, selon Dirk Helbing. «Nous vivons dans des sociétés de plus en plus rapides. L’architecture financière actuelle comporte des défauts susceptibles de provoquer des désastres et des effets en cascade, comme l’a montré la dernière crise économique. Nous devons concevoir de nouvelles approches pour améliorer les structures dans lesquelles nous évoluons.» Dirk Helbing compare volontiers son projet au Cern et le décrit comme un «accélérateur de connaissances» et un «collisionneur sociologique». L’un étudie les forces qui maintiennent le monde physique tel qu’on le connaît, l’autre veut découvrir les principes fondamentaux qui font fonctionner le système social.

Le premier module du projet (le «Planetary Nervous System») est un réseau global de senseurs. Sa tâche sera de récolter d’énormes quantités de données en puisant dans tout ce qui peut contenir de l’information en temps réel: trafic routier, flux financiers, données GPS et de télécommunication, mots-clés utilisés dans les recherches internet, statistiques sur la santé ou la consommation électrique — la liste semble infinie. Ces senseurs trouveront ces informations dans les administrations, sur internet ainsi que sur les smartphones de participants volontaires. Dirk Helbing se dit conscient des enjeux liés à la protection des données: «Notre projet ne cherche pas à suivre les comportements individuels, mais à comprendre les interdépendances macroscopiques qui résultent des interactions sociales. Nous voulons promouvoir une approche respectueuse et éthique par rapport à la vie privée des personnes.»

Ce «système nerveux planétaire» servira à développer, calibrer et valider de nouveaux modèles sociologiques. Ils nourriront le «Living Earth Simulator», une sorte de simulateur de vol de la société implémenté à l’aide de superordinateurs. Son but sera de modéliser les différents systèmes globaux (économie, environnement, société) en simulant des millions d’agents équipés de schéma cognitifs complexes — des sortes d’êtres humains virtuels qui prennent des décisions de manière autonome et interagissent continuellement entre eux.

En explorant les différents scénarios possibles, ce simulateur géant pourrait aider les politiciens à prendre des décisions, à l’image des modèles numériques utilisés par les climatologues pour tenter de prévoir les conséquences de l’augmentation des gaz à effet de serre.

L’architecture complexe du Living Earth Simulator soulève de nombreuses interrogations, et les participants de FuturICT s’attellent encore à définir son fonctionnement. L’une des principales difficultés concerne la collecte de données. «Une gigantesque masse d’informations est indispensable pour analyser et comprendre les systèmes complexes, commente Eugene Stanley, directeur du Centre d’études des polymères de l’Université de Boston et reconnu comme l’un des pères de ‹l’éconophysique›. Il est difficile d’établir des centres de récolte de données et d’intégrer ces différentes informations.»

Dirk Helbing, lui, reste confiant: «Jamais dans l’histoire, les scientifiques n’ont pu disposer d’autant de données, en particulier grâce à internet. Ne laissons pas uniquement des compagnies privées les utiliser! Nous aurons certainement des difficultés pour obtenir certaines informations, et d’autres ne seront tout simplement pas disponibles.»

L’un des principaux défis de FuturICT consistera précisément à établir une méthodologie pour la récolte de données, selon le spécialiste Geoffrey West. Pour le professeur au Santa Fe Institute aux Etats-Unis, «atteindre seulement ce but serait déjà une belle avancée pour la science». Car dans l’immense masse d’informations que recèle internet, les chercheurs devront décider lesquelles utiliser et dans quel but. En s’attaquant à tous les domaines de la société, FuturICT prend le risque de se disperser, prévient le spécialiste — ou d’obtenir des résultats sans pouvoir découvrir les lois qui sous-tendent le fonctionnement du système social en son entier.

Mais FuturICT ne part pas de zéro. «Auparavant, nous manquions de modèles mathématiques et statistiques pour comprendre les mouvements collectifs humains, commente Alex Pentland, directeur du Human Dynamics Lab au MIT. Cela a changé depuis dix ans. Nous sommes maintenant prêts à créer une science sociale computationnelle.» Jusqu’à présent, les modèles établis par les chercheurs ont concerné des domaines particuliers tels que le trafic, le mouvement de foule ou la transmission des épidémies (lire ci-dessous).

Certains de ces modèles ont permis de faire des prévisions, notamment dans le domaine économique. «Avant la faillite de Lehman Brothers, nous avions conclu que le système financier avait entamé une phase instable, raconte Dirk Helbing. A l’aide de la théorie des systèmes complexes, nous avions observé que les analyses du système financier d’alors étaient trop simplistes et qu’elles ne prenaient pas en compte les risques systémiques ainsi que les effets de cascades. Nous avons cherché à alerter l’opinion publique au printemps 2008, mais les journaux jugèrent notre analyse trop complexe pour être publiée. Une année plus tard, elle fut pourtant reconnue comme la meilleure explication de ce qui s’était produit.» Dirk Helbing dit avoir vendu toutes ses actions déjà au premier semestre 2007.

Eugene Stanley en est lui aussi convaincu: «Il est désormais possible d’évaluer de manière réaliste la probabilité que certains évènements économiques vont se produire. La première étape consiste à découvrir les lois empiriques décrivant, par exemple, les renversements du régime boursier. Elles peuvent ensuite être utilisées pour quantifier le risque de manière réaliste et stabiliser l’architecture du système financier.»

Dirk Helbing en est persuadé: «Nous allons trouver dans d’autres domaines des lois similaires à celles que nous avons découvertes en finance, même si nous n’arriverons peut-être pas à atteindre nos objectifs dans tous les domaines.» Avec son collègue Steven Bishop de UCL, il estime que le XXIe siècle sera celui des innovations «techno-sociales». Mais bien des sociologues doutent que de telles lois, basées sur des simulations de systèmes complexes, puissent un jour prédire des évènements globaux tels que des guerres. Pour eux, de tels phénomènes ne peuvent être expliqués par des lois de sciences naturelles.
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Des feux rouges intelligents pour éviter les bouchons

Rien qu’aux Etats-Unis, les embouteillages gaspillent 10 milliards de litres d’essence par an et occasionnent des retards chiffrés à plus de 100 milliards de dollars. Une bonne raison pour que FuturICT s’intéresse aux problèmes de congestion routière. Basées sur des simulations du trafic, des solutions ont déjà été expérimentées avec des feux rouges et sont sur le point d’être implémentées à Zurich et à Dresde (Allemagne).

Actuellement, la principale méthode consiste à faire fonctionner les feux rouges selon différents schémas préétablis: «heures de pointe», «vendredi après-midi», «match de foot». Cependant, ces situations ne se déroulent jamais dans la réalité selon le modèle prévu. Les recherches montrent que le trafic fluctue beaucoup et de façon peu prévisible.

Une nouvelle stratégie décentralisée pourrait éviter les embouteillages en permettant aux feux rouges de communiquer avec leurs voisins, d’échanger des informations et finalement de décider par eux-mêmes et en temps réel de la quantité de véhicules à laisser passer. Des simulations ont démontré que de tels feux-rouges peuvent réduire de 30% le temps perdu dans le trafic. Etonnamment, un élément important est que les temps de passage au vert et au rouge soient irréguliers.
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«Nous pouvons prévenir les bousculades meurtrières»

Vingt et un morts et plus de 500 blessés: c’est le bilan du drame de la Love Parade de Duisbourg (Allemagne) en été 2010, survenu lorsque la foule s’est retrouvée bloquée dans un passage trop étroit. La tragédie aurait pu être évitée, selon Dirk Helbing, professeur à l’EPFZ et co-directeur de FuturICT: «Nos recherches ont démontré que dans les dix à trente minutes qui précèdent un tel désastre, la foule se met à onduler de façon caractéristique. Ces mouvements peuvent avoir la même violence qu’un tremblement de terre et les gens peuvent être déplacés dans toutes les directions sur des distances jusqu’à 10 m. Avec une analyse vidéo en temps réel, il aurait probablement été possible de reconnaître ces mouvements de foule caractéristiques et d’évacuer les gens à temps.»

Spécialiste du domaine, Dirk Helbing a auparavant étudié les bousculades survenues lors des pèlerinages à La Mecque (Arabie Saoudite), qui en 2006 occasionnèrent quelque 350 morts. Il a développé en 2007 un nouveau concept pour l’organisation du pèlerinage, une tâche délicate devant tenir compte autant des aspects financiers et éthiques que religieux. Parmi les mesures prises, on trouve le comptage de la foule grâce à des outils d’analyse vidéo, un programme d’organisation pour les groupes de pèlerins ainsi que des plans d’urgence.

Pour Dirk Helbing, cette recherche illustre ce que FuturICT pourrait améliorer dans d’autres systèmes comportant des risques d’instabilités et de violence. Cette démarche pourrait, selon le chercheur, résoudre des problèmes comme le trafic, l’approvisionnement énergétique, le changement climatique ou les crises économiques.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (numéro 15).