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Une République à l’agonie

Aux abois, Silvio Berlusconi risque fort d’entraîner dans sa chute la Deuxième République qui, théoriquement, aurait dû bannir la corruption. Mise en perspective historique.

L’Italie est un pays qui respecte les traditions. Il est donc peu probable que son gouvernement subisse un coup fatal au cours du mois d’août, sacro-saint autant qu’intouchable répit estival. Mais à la rentrée, il en ira différemment. En se faisant minoriser au parlement le 20 juillet dernier par des députés qui envoyèrent directement l’un des siens en prison, Silvio Berlusconi, c’était visible à la télévision, a été étourdi par le coup de semonce imprévu.

Il faut reconnaître que, jusqu’à aujourd’hui, il a eu la peau dure. Combien de rebondissements depuis décembre dernier quand, après la rupture avec Gianfranco Fini, il n’a échappé à une motion de censure que par trois voix d’écart? Une cinglante défaite électorale aux municipales de mai. Un échec tonitruant au référendum de juin qui aurait dû le mettre à l’abri de poursuites judiciaires. Une kyrielle de procès sans cesse renvoyés mais toujours menaçants.

Si ses frasques érotiques sur fond de bunga-bunga ont fait le tour du monde, on parle moins de la crise colossale de la dette souveraine sous le prétexte que les créanciers sont italiens et qu’il n’y a aucune raison de ne pas les laisser laver leur linge en famille. N’empêche! Mi-juillet le gouvernement devait faire adopter en vitesse un plan d’austérité de 47 milliards dont, bien sûr, seuls les députés sont exemptés.

Bref, le chef du gouvernement se débat dans un bourbier qui l’aspire de toute part. Son charisme politique s’estompe, sa popularité peine désormais à se maintenir autour de 30%. A 75 ans, il ne lui est plus possible d’occuper l’espace médiatique avec le punch qui le caractérisait hier encore. Il s’est donc décidé à passer la main en désignant son successeur à la tête du parti. C’est un jeune, Angelino Alfano (41 ans), ministre de la justice, auteur des lois visant à protéger son patron.

Déliquescence politique donc. Mais un pourrissement qui n’épargne pas ses alliés. Ce sont en effet des députés de la Ligue du Nord qui lui ont secrètement porté l’estocade l’autre jour, au grand dam d’Umberto Bossi, fondateur de ce mouvement en 1978. Agé de 70 ans, affaibli depuis 6 ans par les séquelles d’une attaque cérébrale, il ne parvient plus à tenir ses troupes.

Son lieutenant, Roberto Maroni (56 ans), ministre de l’Intérieur, est impatient de prendre sa succession. Décidé à ne pas sombrer avec Berlusconi, il a télécommandé la mise en minorité du gouvernement le 20 juillet. Il tapera certainement plus fort en automne.

Ainsi, 20 ans après sa fondation, la Deuxième République italienne est en crise. Plus qu’en crise, en voie de désintégration suite aux politiques appliquées par une bourgeoisie affairiste, corrompue, mafieuse et irresponsable, alliée aux nationaux-populistes de la Lega. Le système actuel ne s’en relèvera pas et une fois de plus il faudra tenter de refonder un Etat de droit sur ses décombres.

Si l’on jette un coup d’œil sur l’histoire politique de l’Italie depuis un siècle, on constate que 20 années correspondent plus ou moins aux phases de son développement. Il y eut le «Ventennio» fasciste (1922-1943). Puis, créée par un référendum fameux en 1945 qui exila les Savoie, la République connut jusqu’en 1963 une période de reconstruction démocratique et morale marquée par l’influence culturelle du parti communiste et le monopole gouvernemental démocrate-chrétien. Elle est admirablement décrite dans la «Dolce Vita» de Fellini.

La rupture intervint en 1963 avec la constitution d’un gouvernement de centre-gauche conçu, géré et dirigé par Aldo Moro. Ce gouvernement fut balayé idéologiquement par Mai 68 et politiquement par les grandes grèves de 1969. Au lendemain de ces événements, le pays entre dans les «années de plomb».

Confrontée au terrorisme de droite et de gauche, la classe politique quasi unanime laisse libre cours à une répression policière qui se permet nombre d’excès portant atteinte aux libertés et à l’éthique politique. Latente depuis toujours, la corruption (c’est alors qu’avec l’aide de la mafia Berlusconi édifie sa fortune) s’incruste dans tous les rouages de l’appareil d’Etat. La morale et la culture s’évaporent. Même le cinéma reste muet.

La République qualifiée dès lors de Première République à la manière française s’effondre sous les coups des juges de l’opération Mains propres. Grand corrupteur corrompu, ancien chef du gouvernement, Bettino Craxi, condamné à 27 ans de prison, s’enfuit en Tunisie en 1994. Toutefois l’institution judiciaire, grippée et contaminée elle aussi par la corruption, ne parvient pas à ses fins. Si quelques sous-fifres finissent en prison, les vrais maîtres du pays et de son économie souterraine ne sont pas vraiment inquiétés.

D’autant plus que la quasi-totalité des partis historiques (communiste, socialiste, démocrate-chrétien) a implosé. C’est alors (1994) que le chevalier du travail Silvio Berlusconi, milliardaire, «descend en politique» comme il aime à dire.

Vingt ans plus tard, qui va le remplacer? Paradoxalement, cette Italie qui abrite la papauté depuis toujours se retrouve sans morale, malgré le poids de l’institution religieuse. Gouvernée par des élites arrivistes et corrompues, elle vivote sans autre idéologie que la petite combine et le profit immédiat. Il n’y a plus en Italie d’hommes d’Etat dignes de ce nom. La sève politique s’est tarie, remplacée par quelques sucs vénéneux ennemis de la vraie vie.

C’est dire que la Troisième République naîtra sous le signe de la navigation à vue. Car s’il est dans le caractère italien de jouer au révolutionnaire, les Italiens n’ont jamais fait de révolution. Encore marqués par l’influence de Byzance, ils préfèrent le transformisme, ce délicat exercice politique se prêtant à toutes les métamorphoses.