LATITUDES

Après Ben Laden, l’Occident en quête d’un nouvel ennemi

Le monde arabo-musulman aspire bien davantage à la démocratie qu’à l’intégrisme. Un défi pour le libéralisme qui ne supporte pas l’idée d’un monde unipolaire.

L’affaire est entendue, tous les médias le répètent avec une formidable unanimité, la mort de Ben Laden ne signifie pas la fin de la menace terroriste. Au contraire, il faut s’attendre à de sanglants actes de vengeance. Des vengeances d’autant plus difficiles à prévoir et déjouer que, le centre de commandement s’étant disloqué, Al-Qaïda a éclaté en divers groupuscules concurrents et, pour cela, d’autant plus dangereux. Bref, serrons les rangs et sus à l’islamiste!

Mais plus les mises en garde sont répétées, moins elles convainquent. Malgré la persistance de quelques attentats terrifiants (Marrakech l’autre jour encore) on n’y croit plus. Il est patent que la vague de violence déclenchée il y a une vingtaine d’années par l’intégrisme musulman radical est sur le décroît.

Parce que son projet idéologique a échoué faute d’atteindre deux de ses objectifs principaux. Sur le plan religieux, Ben Laden et ses séides visaient avant tout à déstabiliser le pouvoir wahhabite en Arabie saoudite coupable d’avoir pactisé avec l’infidèle et, sacrilège majeur, d’avoir autorisé l’établissement de bases militaires américaines sur le sol saoudien. Ce n’est pas un hasard si la quasi-totalité des kamikazes du 11 septembre 2001 étaient de nationalité saoudienne. Or Al-Qaïda n’est pas parvenu à ébranler le régime saoudien, ni même le régime yéménite pourtant beaucoup plus fragile comme le prouvent ses actuelles difficultés face aux revendications démocratiques.

Autre échec de taille: malgré la violence de ses assauts, Al-Qaïda n’a pas entamé l’alliance entre Israël et les Etats-Unis. Au contraire, cette alliance s’est renforcée au fil des années. Le glissement à droite de l’Etat hébreu, source d’énormes crispations en Europe, n’inquiète pas des Américains qui ne lésinent ni sur leur sympathie ni sur leur soutien financier. La brutale agression contre Gaza n’a pas suscité outre-Atlantique de condamnation dans une opinion publique encline à voir derrière chaque Palestinien un suppôt de Ben Laden.

Paradoxalement, il est probable que c’est l’outrance même de la riposte américaine aux attentats du 11 septembre 2001 qui a permis à Al-Qaïda de survivre à ces impasses politiques. D’après ce que l’on sait aujourd’hui, Ben Laden et ses proches ont été surpris par l’ampleur de la réussite de leur attaque contre les tours du World Trade Center. Une réussite qu’ils n’avaient pu, et pour cause, intégrer dans leur stratégie: comment prévoir que suite à ce qui n’était pensé que comme un attentat, les Etats-Unis enverraient leurs armées envahir deux pays, l’Afghanistan et l’Irak pour débusquer Ben Laden et détruire son organisation. Montant actuel de la facture pour le seul Afghanistan: plus de 400 milliards de dollars.

En réalité, la longue chasse au Ben Laden aura surtout permis de masquer la transformation du monde arabo-musulman. Le fulgurant développement de l’accès à la culture et à l’information pour tous incarné par l’internet et le téléphone portable a suscité un engouement pour la démocratie et les droits de l’homme qui était tout simplement impensable il y a moins de quinze ans. C’est de programmes politiques et d’élections que ce monde-là veut dorénavant discuter, tournant résolument le dos aux aspirants martyrs.

La seule question qui compte est de savoir si l’Occident favorisera ces aspirations. L’endroit où Ben Laden est mort est en ce sens emblématique: Abbottabad était au temps de l’Empire des Indes une ville de garnison fondée en 1853 par Sir James Abbott, un général anglais, suite à l’annexion du Pendjab. Cela fait des décennies que le glorieux empire britannique a disparu, mais les Anglo-Saxons (fermement soutenus, soyons justes, par les Français) n’ont pas renoncé, comme en témoigne l’étrange équipée libyenne.

Logiquement, la disparition de Ben Laden devrait sous peu apaiser les relations de l’Occident avec le monde islamique. Malheureusement notre histoire récente nous enseigne que malgré tout la mondialisation ne supporte pas un monde unipolaire. Tout libéral qu’il se veuille, le libéralisme a besoin pour fonctionner d’occuper les opinions publiques avec autre chose que les cours de la bourse ou des matières premières. Sans ennemi public Number One, il n’est pas tranquille. Si même les Palestiniens font la paix entre eux, sur qui se focaliseront nos angoisses? Pour le moment il n’y a guère qu’un candidat en ligne, l’affreux Ahmadinejad.