LATITUDES

La Suisse en surchauffe

La température dépasse souvent 25 degrés dans les logements et les magasins. Une absurdité économique et écologique, qui ne peut même pas être justifiée en fonction du confort. Alors pourquoi fait-il si chaud à l’intérieur?

Est-ce simplement une question de culture, ou un reflet moderne de l’aisance financière? Toujours est-il que les Suisses, l’hiver venu, n’hésitent pas à pousser le thermostat à des températures écologiquement et économiquement scandaleuses. «La plupart des gens surchauffent leur habitation. C’est une aberration complète, s’agace Eric Albers, responsable du secrétariat suisse romand de l’association Energho, un programme soutenu par l’Office fédéral de l’énergie, et qui vise à réduire la consommation énergétique des bâtiments. Depuis le Moyen Age, où la température dans les châteaux n’excédait pas 12 degrés en hiver, le mercure a gagné environ deux degrés par siècle dans les appartements. Le problème, c’est que nous avons aujourd’hui allégrement dépassé la zone de confort, qui devrait en principe se situer autour de 20 degrés.»

A Lausanne, les Services industriels viennent de lancer cet hiver une campagne d’affichage au slogan explicite: «20 degrés, c’est parfait!» «Nous nous efforçons de sensibiliser la population, explique Jean-François Theubet, responsable de la promotion du programme. Il faut savoir qu’un degré de moins signifie environ 6% d’économie d’énergie.» Démarche pédagogique bienvenue, car dans les immeubles locatifs, les tracas et bisbilles liés au chauffage sont devenus usuels. En témoigne Grégoire Haehlen, directeur de la filiale lausannoise de la régie immobilière Wincasa: «Au sein d’un même immeuble, certains locataires adaptent naturellement leur habillement en hiver, mais comme d’autres veulent rester en T-shirt toute l’année, il n’est pas évident de trouver un compromis.»

D’un point de vue économique, les régies immobilières ont tout intérêt à limiter les charges liées au chauffage — dont les bénéfices financiers leur échappent — pour pouvoir adapter plus facilement le prix des loyers. Elles militent généralement pour un comportement écologiquement responsable, et la récente explosion des coûts du mazout et du gaz facilite leur propagande de ce point de vue: «Lors de l’année écoulée, les frais de chauffage ont nettement augmenté, rapporte Grégoire Haehlen, de Wincasa. En moyenne, la facture a grimpé de près de 400 francs par appartement.»

Une hausse pas anodine en période de crise, et qui annonce peut-être une prise de conscience à plus large échelle dans la population. D’autant qu’une moindre consommation d’énergie n’implique pas systématiquement une baisse de la température, comme le souligne Eric Albers, de Energho: «Dans la plupart des cas, une économie de l’ordre de 10% peut déjà être réalisée sans même altérer le confort, simplement en optimisant les réglages de la chaudière principale. Nous avons mis en place un tel projet pilote dans une quinzaine d’immeubles lausannois et cela a parfaitement fonctionné. Pour un complexe comme le CHUV, avec lequel nous travaillons également, l’économie annuelle s’élève à près d’un million de francs!»

Au-delà des immeubles et appartements de particuliers, le thème du chauffage représente aussi un vrai défi pour les magasins. A la période des grands froids, le client transpire en déambulant entre les rayons, empêtré dans sa doudoune, incommodé par son écharpe et son bonnet. Et pour cause: dans certaines grandes surfaces, la température dépasse allégrement 25 degrés. Choc thermique garanti!

«C’est un problème complexe, reconnaît Jacques Louviot, directeur de Globus Genève. Nous essayons de maintenir une température comprise entre 18 et 20 degrés pour l’ensemble du magasin, mais il n’est pas évident de réguler l’ensemble de façon homogène, notamment à cause des nombreux appels d’air près des entrées. Nous devons trouver une solution qui convienne aussi à notre personnel, qui risque quant à lui de souffrir du froid en hiver. Et puis, il y a une certaine inertie du fait de la taille du bâtiment. Il est très difficile d’ajuster la température d’heure en heure.»

Pour gérer au mieux ces contraintes thermiques, les magasins n’hésitent pas à se doter d’équipements coûteux et très performants. «Nous avons investi près de 2 millions dans une nouvelle installation informatisée, munie de senseurs, de clapets et de vannes, témoigne Philippe Schroff du magasin Bon Génie à Genève. Grâce à ce système de régulation, nous économisons 100’000 francs par année.»

Chez Manor Lausanne, le responsable technique Carlos Batista relève que la simple présence des clients, ajoutée à la chaleur dégagée par les éclairages, suffit à chauffer le bâtiment durant une grande partie de l’année. Pour les magasins qui vendent des téléviseurs et autres appareils à fort dégagement de chaleur, l’affaire se corse: même en plein hiver, il faut évacuer de l’air chaud. Le directeur de la Fnac de Lausanne, Alain Chalendar, admet qu’aux rayons TV et musique «la température s’élève facilement à 24 degrés…» On observe également d’importantes disparités entre les différentes zones du magasin: «Nous visons idéalement une température de 18 à 20 degrés, mais dans la cage des escalators, on mesure 5 degrés de moins à cause des courants d’air, alors que dans le même temps, il fait toujours trop chaud au rayon des CD, où l’air est très peu brassé.»

Vivement la belle saison, qui offre l’avantage de préserver le confort des visiteurs. Les magasins font alors en sorte que la différence de température entre l’extérieur et l’intérieur n’excède pas 6 degrés. Une prescription malheureusement inapplicable en hiver…