GLOCAL

La fable de l’ours changé en agneau

La visite du président russe Dmitri Medvedev en Suisse lance les bases d’une nouvelle amitié, dont il n’est pas certain qu’il faille être fier.

Donc il serait bien gentil, ce Medvedev, ce cher Dmitri venu dire tant de gentilles choses sur la minuscule Suisse de la part de la grande, de l’immense, de l’éternelle Russie. Hourrah, nous avons enfin, à nouveau, des amis.

Donc la Russie «a un grand respect pour le peuple Suisse». C’est l’ours («medved» dans la langue de Pouchkine) qui nous l’assure, la patte sur le cœur. Mais de quoi le président Medvedev félicite-t-il donc la Suisse? Essentiellement de n’être membre ni de l’Otan, ni de l’Union européenne. Deux institutions que le pouvoir russe actuel cache à peine considérer comme des ennemis sournois, animés d’intentions malveillantes envers la pauvre, l’honnête, la malheureuse Russie.

Cette amitié russo-suisse, célébrée à grand renfort de titres émus depuis deux jours, repose bien sûr essentiellement sur des intérêts économiques magnifiquement convergents — besoin de la technologie et des investissements suisses d’un côté, et de l’autre marché russe gigantesque, à portée de mains, avec en sus abondance de matières premières. Soutenir par contre, comme l’inénarrable président Merz, que «nos intérêts sont similaires en matière de sécurité» relève sûrement d’une sorte d’humour appenzellois un peu obscure.

La Russie, nul ne l’ignore, se sent agressée jusqu’à la paranoïa par les avancées de l’Otan autour de ses diverses frontières (Pologne, Ukraine, Géorgie, Pays baltes), avancées qui ne menacent pourtant pas l’intégrité du territoire russe mais répondent à un appel des voisins du grand ours, qui eux savent ce que vaut la protection et l’amitié du Kremlin, quel qu’en soit le taulier.

Une Russie, qui certes dépecée de ses «colonies» — ce que furent en réalité les républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale, ainsi que les pays frères — ne supporte pas de céder encore un peu de son influence, de sa main mise, plus exactement, dans des zones qu’elle considère comme réservées. Qu’est-ce que la Suisse viendrait faire dans cette conception de la sécurité?

C’est plutôt parce que depuis quelque temps la Confédération n’a plus d’amis, ni du côté des Etats-Unis, ni au sein de la communauté européenne, que la Russie la trouve soudain si sympathique. Après l’avoir snobée sous Poutine pour des prétextes relevant largement de la paranoïa et de la vengeance primitive. Poutine trouvait insupportable ce pays, où il n’a jamais mis les pieds, même pas pour skier, malgré les nombreuses invitations lancées par Berne, oui insupportable cette Suisse qui avait arrêté son mentor Borodine et provoqué quasi sciemment la catastrophe d’Überlingen.

Les hommes du Kremlin, comme la majorité du peuple russe, d’ailleurs, sont animés d’un fort et sincère sentiment anti-occidental, pour des raisons qui tiennent aussi bien au nationalisme brut qu’à la difficulté compréhensible de regarder en face une histoire exceptionnellement tragique.

C’est aussi l’autre raison de ce véritable cadeau que fait la Russie à la Suisse par cette visite officielle: honorer la mémoire du général Souvarov et de sa traversée des Alpes en 1799. Un général russe qui a aussi sa petite réputation auprès des Suisses puisqu’il venait combattre les armées françaises, donc œuvrer au retour de l’Ancien régime mis à bas par l’occupation napoléonienne. La Russie tsariste, alliée avec les Autrichiens, contre la Révolution française et les idées nouvelles, contre le code civil et les droits de l’homme, en somme.

On a donc le héros et les amis qu’on peut. Ou comme le dit Jean-François Fayet, historien et spécialiste de la Russie à l’université de Genève: «On pourrait presque parler d’une rencontre de parias, dans la mesure où le moteur du rapprochement entre la Suisse et la Russie est leur isolement respectif.» Encore un effort du côté de la Suisse et bientôt nous aurons encore bien d’autres bons amis: la Lybie de Kadhafi, le Hamas, la Corée du Nord — eux aussi en excellents termes avec la sainte Russie.