A la fin 97, la tension monte lors des négociations entre syndicats et éditeurs. Les promoteurs de la fusion n’entendent pas se laisser danser sur le ventre par un site Internet. La traque commence.
Nous sommes à la fin de 1997. Fort de son succès médiatique naissant, Innocent est pris de mégalomanie. Il entend devenir un véritable média et proposer des articles plus fouillés. Les limites de l’anonymat sont cependant contraignantes: impossible de vérifier une information par téléphone sans dévoiler son identité.
Les initiateurs du site décident donc d’en rester à des entretiens électroniques. Ils sollicitent plusieurs personnalités romandes pour des interviews par e-mail sur la fusion, sur l’anonymat et sur le rôle d’internet dans la diffusion de l’information.
Ces invitations seront déclinées, mais les questions d’Innocent inspirent les éditorialistes. Ainsi, le 14 décembre 1997, Claude Monnier répond en différé à Innocent dans sa chronique hebdomadaire du Matin:
«Innocent informe de manière critique, mais à ce jour fair-play, sur la fusion du JdG et du NQ», écrit-il. «Bien que le principe de l’anonymat m’horripile, je dois admettre que ce site anonyme et la teneur de ce qu’il publie, qui éclairent la société romande d’une lumière crue, sont, dans les circonstances actuelles, utiles. Manifestement, ce site anonyme est né et il se développe (les contributions sont de plus en plus nombreuses, comme si un barrage s’était rompu), parce que des gens, en Suisse romande, ont aujourd’hui des choses à dire sur la fusion Journal-NQ, sur tel ou tel journaliste, sur la presse en général, sur les propriétaires de journaux, sur le fonctionnement de notre démocratie, qu’ils n’osent dire ailleurs et à visage découvert.»
Au début décembre, Xavier Pellegrini, rédacteur en chef du Webdo, condamne sévèrement le site Innocent dans un éditorial intitulé «Des corbeaux sur le réseau». Le débat occupe l’espace médiatique.
A la mi-décembre, Jacques Pilet, alors directeur des publications d’Edipresse, quitte son poste avec effet immédiat, dans des circonstances difficiles. «Le robot social perd une antenne» commente Innocent.
Au sein de la direction du groupe lausannois, le climat est épouvantable: Jacques Pilet n’a pas réussi à imposer sa culture dans les différents journaux. De plus, selon une rumeur relayée y compris par certains cadres du groupe, Pilet serait à l’origine d’un «gentleman’s agreement» maladroit conclu entre Edipresse et la Télévision suisse romande. Dans le Club d’Innocent, le débat s’anime entre les défenseurs de Pilet et ses nombreux ennemis.
Du côté de la tour lausannoise, on craint les débordements, d’autant que la pression syndicale augmente: les négociations sur la fusion, qui doivent déboucher sur un plan social, sont au point mort. Une grève est même évoquée. Les éditeurs veulent éviter de perdre de leur influence dans les négociations. Ils en ont surtout assez de se faire danser sur le ventre par un site Internet qui ne cesse de les provoquer. De part et d’autre, on déploie une énergie considérable pour mettre la main sur Innocent.
Innocent redouble donc de prudence. Les téléphones professionnels sont peut-être sur écoute, la ligne internet du NQ – qui passe par le réseau interne d’Edipresse – certainement. Devenus paranoïaques, les deux initiateurs du site croient être suivis, ce qui provoque des scènes cinématographiques hilarantes (vérification des toits de la maison d’en face, des fourgonettes dans la rue, etc.).
Les rendez-vous sont fixés discrètement, au moyen d’un langage codé. Techniquement, la citadelle semble imprenable: les connexions changent de fournisseur d’accès toutes les 10 minutes pour éviter les traces de chargement.
La notoriété d’Innocent traverse la barrière linguistique. Le 19 décembre 1997, quelques semaines après l’hebdomadaire alémanique Facts, la vénérable Neue Zurcher Zeitung mentionne le site Innocent dans un article sur la fusion. Dans le NQ et le JdG, c’est toujours le silence total.
Le 22 décembre 1997, syndicats et éditeurs trouvent un terrain d’entente après une négociation marathon: le plan social est signé au milieu de la nuit. Les protagonistes décident d’un commun accord d’informer Innocent à 3 heures du matin.
De retour à l’aube d’une party lausannoise, l’un des initiateurs mettra le site à jour avant 6 heures. Lorsque le personnel des deux rédactions arrive au bureau, le site Innocent annonce déjà en titre: «Le conflit de canard complètement digéré».
Les promoteurs de la fusion croient encore qu’un groupe organisé d’une dizaine de personnes se cache derrière Innocent.
Chapitre 5: La police entre en scène