Deuxième épisode de «Parlez-moi d’amour à Téhéran», le reportage-feuilleton pas très sentimental de Serge Michel, notre correspondant en Iran.
Nous avons vu dans l’épisode précédent comment se prépare le mariage d’un Martien et d’une Vénusienne en Iran. Et, au passage, que cela n’avait pas grand chose de romantique, ni d’occidental. Alors comment expliquer le succès phénoménal de la traduction pirate en persan du bouquin de John Gray, «Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus»? Continuons l’exploration de l’amour persan, avec la vie conjugale du couple une fois installé.
«Tout dépend du mari. Il fait beaucoup de promesses avant le mariage. La grande surprise est de savoir s’il va les tenir», explique la cinéaste Tahmineh Milani, la quarantaine, à qui j’ai demandé de l’aide pour compléter mes observations fugitives dans les maisons iraniennes. Son film «Deux femmes» a battu tous les records en Iran (trois millions d’entrées). Qualifié de «féministe», il enrage les hommes et fait pleurer les femmes – de joie. Il ne faut pas chercher dans ce film la charge poétique et esthétique qui a fait le succès d’autres cinéastes iraniens en Europe. Seule compte sa formidable efficacité.
«La principale promesse du mari est de laisser la femme étudier et travailler, poursuit Tahmineh Milani. Mais dans bien des cas, il lui interdit de sortir de la maison sitôt le mariage prononcé.» C’est en tout cas ce qui arrive à l’une des héroïnes de son film, qui se marie avec un homme âgé sur pression de sa famille. Très complexé par une femme plus intelligente que lui, le mari l’enferme et lui supprime toutes les sources d’information (télévision, radio, journaux, livres).
Dans «Deux femmes», tous les personnages masculins sont négatifs. Le père est un imbécile, le mari un fou et le jeune amoureux qui poursuit la femme même après son mariage est aussi dangereux que détraqué. Voilà pourquoi, sans doute, le scénario fut interdit de réalisation durant sept ans.
La vie conjugale, dans bien des cas, semble donc marquée par les désirs contradictoires des hommes et des femmes. Les premiers rêvent d’une épouse totalement soumise et sédentaire alors que les secondes exigent un rôle dans la société. D’où ce paradoxe très iranien: les universités comptent parfois jusqu’à 60% de femmes qui ne font rien de leurs études. 94% des femmes iraniennes ne travaillent pas hors de la maison.
Ces aspirations contradictoires conduisent à des violences morales, comme lorsque le mari emporte le téléphone en sortant de peur que sa femme ne parle à d’autres hommes. Parfois, la violence est physique. Un autre grand succès cette année au box office iranien est «Rouge» de Fereidoon Jeirani, où un mari bat sa femme durant les deux tiers du film sous les yeux éberlués du public qui n’a jamais vu cela sur l’écran. Une théorie qui circule à Téhéran pour expliquer le triomphe de «Rouge» est la suivante : comme les hommes et les femmes n’ont pas le droit de se toucher au cinéma, les coups du mari symbolisent en fait des caresses…
Revenons à Tahmineh Milani. Les femmes iraniennes sont-elles heureuses? En guise de réponse, la cinéaste saisit une coupure de journal. Selon le quotidien Khordad, aujourd’hui fermé par la justice, 338 suicides ont été constatés en 1996 dans la ville d’Ilam, à 600 km au sud-ouest de Téhéran, près de la frontière irakienne. 81% des cas étaient des femmes, fraîchement mariées pour la plupart. Beaucoup se sont immolées avec un bidon d’essence, ce qui donne à leur geste une dimension de révolte ouverte.
«Avant ou après la révolution, les différents régimes iraniens ont eu peur des femmes, explique Tahmineh. Au temps du Shah, elles devaient se déshabiller sur les panneaux publicitaire pour vendre du dentifrice. Sous la République islamique, elles doivent porter un voile. Couvrir ou découvrir les femmes, ce sont deux manières de les contrôler.»
Ce discours est aujourd’hui très répandu en Iran. C’est d’ailleurs le seul pays du monde où j’ai entendu des hommes raconter «Je cherche une femme, mais surtout pas une femme d’ici», et où des femmes m’ont dit «Je veux me marier mais surtout pas avec un Iranien».
Eux prétendent que les femmes ne s’intéressent qu’à leur argent, avec cette fameuse somme de «merhié» qu’ils doivent articuler au mariage (voir épisode précédent). «Normal, répondent les femmes, l’argent est la seule chose que les hommes ne pourront pas nous reprendre». Les femmes, elles, traitent tous les Iraniens de menteurs. Et de raconter mille histoires de maris qui ont secrètement épousé d’autres femmes. Récemment, les journaux ont révélé qu’un chauffeur de taxi en avait ainsi accumulé dix-sept, alors que le Coran n’autorise que quatre épouses.
«Les mollah ont tué l’amour», résume amèrement Amir, un jeune homme de 26 ans pourtant fort avenant qui, pour toutes ces raisons, n’a jamais réussi à approcher sérieusement une Iranienne. N’empêche, la crise économique oblige l’immense majorité des Iraniens à se marier entre eux, malgré les rêves d’un étranger ou d’une étrangère. Alors autant essayer de s’entendre. Est-ce là la raison du succès de John Gray? C’est ce que nous verrons au prochain épisode!