Après la chute du Mur, l’Occident avait promis son aide aux nouvelles démocraties d’Europe de l’Est pour améliorer la sécurité de leurs centrales nucléaires civiles. Dix ans plus tard, ces bombes à retardement n’ont jamais été aussi menaçantes.
Samedi à Helsinki, les diplomates slovaques, bulgares et lituaniens pourront se frotter les mains. Les maîtres de l’Union Européenne, réunis pour leur traditionnel conclave semestriel, vont leur remettre une invitation formelle à entamer des négociations d’adhésion à l’UE, ce club qu’ils souhaitent rejoindre depuis près d’une décennie. Ces diplomates de l’Est se frotteront les mains, car l’Europe a curieusement oublié en route l’une des exigences incontournables qu’elle leur fixait voilà quelques années encore.
«Les pays en question, disait alors Bruxelles, ne pourront commencer à envisager sérieusement une adhésion que lorsqu’ils auront fermé leurs centrales nucléaires de conception soviétique». Les technocrates européens avaient élaboré à l’époque un agenda très précis, stipulant que les sites les plus déglingués devaient avoir cessé leur activité «en 2000 au plus tard».
Manque de volonté politique, lassitude, victoire du lobby pro-nucléaire occidental? A vingt jours de l’an 2000, les bombes à retardement de l’Est dotées de réacteurs RBMK (les pires, puisque les centrales en question ne sont pas dotées d’enceintes de confinement pour stopper les fuites radiactives) se portent bien, merci pour elles.
Elles ont pour nom Jaslovske Bohunice (Slovaquie), Ignalina (Lituanie) et Kozloduy (Bulgarie). Plus loin de nos frontières, celles de Metzamor (Arménie) et bien sûr de Tchernobyl (Ukraine), continuent à tourner dans les mêmes conditions inquiétantes, tout comme d’innombrables installations similaires en Russie. Les fuites «bénignes» y sont quotidiennes, comme en témoigne les nouvelles brèves dans les quotidiens.
Puisque cynisme et politique font en général bon ménage, on peut à la limite comprendre que les centrales arménienne ou russes n’intéressent pas vraiment les dirigeants occidentaux. Vu leur éloignement géographique, le nuage radioactif qui s’en échapperait en cas d’avarie aurait peu de chance de contaminer l’Occident et ses opinions publiques.
Mais que dire des trois autres? Bohunice, la centrale slovaque, se trouve à cent kilomètres à vol d’oiseau de Vienne, une agglomération de 3 millions d’habitants, et à cinquante kilomètres seulement de la capitale de Slovaquie Bratislava. Elle n’est pas très éloignée de Budapest non plus.
Depuis plusieurs années, les militants viennois de Greeenpeace tentent de convaincre leur gouvernement de faire pression sur les Quinze pour que Bohunice soit fermée AVANT que l’UE n’entame des négociations d’adhésion avec Bratislava. Il n’en aura rien été.
La situation est identique à Ignalina, en Lituanie, où la centrale de type Tchernobyl tourne à plein rendement et ne sera définitivement bouclée au mieux qu’en 2009. Avec un bon vent d’est, fréquent dans la région, un «nuage d’Ignalina» planerait en un peu plus d’une heure au-dessus de Stockholm et de Copenhague.
Enfin, plus au sud, l’installation de Kozloduy, à la frontière entre la Bulgarie et la Roumanie, a plus ou moins rafistolé ses six réacteurs ces dernières années, mais sans jamais parvenir à un niveau de sécurité de type «occidental». Kozloduy pompe ses eaux de refroidissement directement dans le Danube, et les y rejette.
Au début des années 90, le sujet était à la mode. L’Europe de l’Est venait de s’ouvrir et tout ce que le monde comptait de scientifiques fit le voyage dans les centrales de la peur pour en revenir l’air consterné avec de grandes envolées lyriques sur «l’impérieux besoin d’éviter un nouveau Tchernobyl». Aujourd‚hui, rien n’a changé, mais tout le monde s’en fout.
La BERD (Banque Européenne de Reconstruction et de Développement), dont c’était pourtant l’un des soucis majeurs lors de son lancement en 1991, s’occupe beaucoup moins de sécurité nucléaire depuis qu’elle dépense l’argent de ses contributeurs (les Etats occidentaux) en effectuant des prises de participation dans le capital de banques privées russes – avec les résultats que l’on sait.
La BERD, dont l’objectif est de consolider la démocratie à l’Est en y ancrant l’économie de marché, affichait pourtant à ses origines des objectifs marqués au sceau de la philantropie. Il fallait, disait son président d’alors Jacques Attali, «accepter d’investir à fonds perdus dans l’amélioration des centrales de l’Est, parce que la sécurité nucléaire fait elle aussi partie des attributs de la démocratie».
En lieu et place, les géants occidentaux du secteur comme Framatome et Siemens sont venus offrir leurs services contre rémunération en devises. Les premières factures de consulting se sont avérées si coûteuses pour les gouvernements slovaque, bulgare et lituanien que ces derniers ont préféré s’en remettre au «savoir-faire» russe.
Après tout, les ingénieurs atomistes de Moscou avaient conçu eux-mêmes les installations en question, et ils offraient l’avantage indéniable de fracasser le tarif de leurs heures de travail. Paradoxe saisissant, c’est donc finalement la Russie qui a «remis à niveau» ces centrales truffées de défauts de conception… soviétiques.
La scandaleuse myopie des Quinze et des autres organisations multilatérales en charge du dossier (G7 et AIEA, l’agence internationale de l’énergie atomique) n’est pourtant pas uniforme. Si la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne protègent leurs propres industries nucléaires en fermant les yeux à l’Est, des Etats comme l’Autriche, la Finlande et la Suède – tout trois «sortis du nucléaire» avec succès – n’ont cessé, depuis quelques années, de ramener le sujet sur la table, en pure perte.
L’attitude de Paris et Bonn est un calcul à très court terme: tous les spécialistes indépendants s’accordent à estimer qu’un nouveau désastre à l’Est condamnerait probablement le nucléaire à l’Ouest.
On ne sait pas encore si l’histoire repasse les plats en matière atomique, mais on a oublié de retenir la leçon de Tchernobyl. Si les responsabilités politiques s’arrêtent à leurs frontières, ce n’est pas le cas des nuages radioactifs.
Quoiqu’en disent nos dirigeants, le risque de catastrophe nucléaire par l’explosion d’une centrale civile à l’Est est infiniment plus préoccupant que celui de voir Boris Eltsine appuyer sur le bouton atomique après avoir trébuché sur une bouteille de vodka.
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Othon Nikopol, journaliste, collabore régulièrement à Largeur.com. Il suit de très près le destin des centrales nucléaires d’Europe de l’Est depuis avril 1986. Il y a quelques jours, Othon s’est énervé en apprenant que l’Ukraine avait décidé de faire redémarrer le réacteur No 3 de Tchernobyl parce que l’argent promis par l’Occident pour en financer la fermeture n’était toujours pas arrivé à Kiev.