KAPITAL

«Je n’ai pas payé cher pour le Richemond»

Après avoir acquis le plus célèbre hôtel de Genève pour 99 millions de francs, Rocco Forte y a encore engagé 70 millions pour les travaux de rénovation. Le résultat: une métamorphose spectaculaire et des objectifs économiques extrêmement ambitieux.

«On ne dérange pas Sir Rocco Forte.» Si l’éminent propriétaire du Richemond n’est pas à l’heure pour l’interview, pas question d’aller frapper à la porte de sa suite, explique le personnel à voix basse. On en profitera donc pour visiter les nouveaux salons du cinq étoiles genevois entièrement rénové, inauguré fin septembre après vingt mois de travaux.

La nouvelle décoration mélange volontiers les styles (contemporain, art déco, classique) avec une audace assumée: parois dorées et lustres en verre de Murano côtoient le modernisme techno d’un bar dont les murs sont incrustés de coquilles d’œufs. Lumineux, élégant et chaleureux, l’ensemble, ma foi, en impose. Dans les chambres, les canapés au ton sable se marient avec des matériaux choisis avec soin: bois exotiques précieux, marqueteries, laques, marbres, lin, soie et angora. C’est Olga Polizzi, la sœur de Sir Rocco Forte, qui conduit la rénovation des hôtels du groupe. Pour le Richemond, elle a choisi le célèbre architecte d’intérieur John Stefanidis afin d’y créer une atmosphère résolument contemporaine. Mais revenons dans la grande suite du premier étage, où le propriétaire des lieux à l’élégance et au sourire légendaires, peut désormais nous recevoir.

La rénovation du Richemond a été plus longue que prévue. A-t-elle aussi été plus coûteuse?

Nous avions estimé les travaux à 65 millions de francs, et ils ont coûté 70 millions. Les prix sont toujours légèrement dépassés, c’est malheureusement la règle dans notre métier. Il en va de même pour les délais: nous avions évalué le temps des rénovations à seize mois et, finalement, il en a fallu vingt. Mais, au bout du compte, nous sommes satisfaits du résultat, c’est l’essentiel.

Vous aviez déjà investi 100 millions pour racheter les murs du Richemond. Avec les rénovations, cela représente plus de 1,2 millions de francs par chambre, une somme considérée comme très élevée. Certains parlent même d’une folie! Pensez-vous qu’il s’agit tout de même d’un bon investissement?

Je vais vous surprendre, mais je trouve que je n’ai pas payé cher! Il faut placer ces chiffres dans le contexte de la concurrence internationale. A Londres, j’aurais dû payer deux fois plus pour acquérir un hôtel équivalent. Et si vous comparez le montant payé pour l’hôtel des Bergues, par rapport à son nombre de chambres, il est plus élevé que le nôtre. Par ailleurs, depuis l’achat de l’hôtel, la demande n’a cessé d’augmenter. Cela ne vous aura pas échappé: le marché est porteur, dopé par une industrie du luxe en plein essor. Je vous garantis que je pourrais vendre le Richemond demain en faisant une importante plus-value.

De combien le prix moyen des chambres va-t-il augmenter?

D’environ 300 francs, mais l’augmentation varie considérablement d’une chambre à l’autre, puisque nous proposons désormais des suites beaucoup plus spacieuses que par le passé.

Vous devenez l’hôtel le plus cher de Genève, au-dessus du Four Seasons des Bergues…

Oui, nous sommes plus cher que les Bergues, et d’ici à deux ans, nous aurons un meilleur taux d’occupation. Cela fera du Richemond l’hôtel numéro 1, autrement dit le meilleur de Genève. C’est mon challenge: je veux les battre! J’y arriverai pour une raison simple: le Richemond est la propriété la plus charmante de la ville; c’est tout simplement la plus belle. Qui plus est, la réputation de mon groupe confirme que j’atteindrai mon objectif: après deux ans, nos hôtels ont été leader dans toutes les villes où nous opérons. Nous n’entrons pas en compétition sur le prix pour y parvenir (nous ne ferons pas de discount) mais nous misons sur la qualité de notre service. Notre clientèle ne rechigne pas à la dépense lorsqu’elle obtient ce qu’elle souhaite.

Cela passe parfois par des demandes extravagantes…

Tout à fait, et si nos clients préfèrent vivre la nuit que le jour, nous nous adaptons. Lorsque Luciano Pavarotti est descendu dans l’un de mes hôtels, il n’arrivait pas entrer dans sa douche alors nous l’avons spécialement agrandie pour l’occasion. Les Rolling Stones, eux, voulaient venir à Edinburgh mais nous n’avions que trois suites dans l’hôtel: nous avons donc abattu un mur afin d’en créer une quatrième et accommoder ainsi chaque membre du groupe de la même manière. Nous recevons régulièrement des stars, dont certaines apprécient de jeter leur téléviseur par la fenêtre… C’est arrivé plusieurs fois, nous le facturons simplement à la fin du séjour.

On entend souvent que l’hôtellerie de luxe est un gouffre à millions. Quel est le chiffre d’affaires du groupe Rocco Forte et sa marge opérationnelle?

Pour cet exercice qui s’achèvera en avril, nous réaliserons un chiffre d’affaires supérieur à 150 millions de livres (350 millions de francs). Un gouffre à millions? Nous sommes largement bénéficiaires et la marge opérationnelle atteint 25%. Avec Munich (l’établissement est ouvert depuis octobre), le groupe compte 12 hôtels.

Quels sont les hôtels les plus rentables du groupe?

Ceux de Rome, Londres et St-Petersbourg, chacun pour des raisons différentes. Pour faire simple: à Rome, le taux d’occupation de l’hôtel est particulièrement important. A Londres, le tarif des chambres est élevé. Et à St-Petersbourg, les marges sont plus grandes grâce au faible coût de la main d’œuvre locale. En ce qui concerne l’hôtel de Genève, je pense qu’il deviendra rapidement l’un des plus performants du groupe. Il faut cependant entre six mois et une année pour qu’un établissement s’impose sur le marché. Mais c’est plus facile lorsque l’hôtel bénéficie déjà d’une prestigieuse histoire. Four Seasons a réussi à faire des Bergues le numéro 1 du marché en une année. Il faut dire que nous étions fermés pendant une partie de cette période, ce qui leur a facilité la tâche…

Il avait été question d’un hôtel Rocco Forte à Zurich. Est-ce toujours d’actualité?

Oui, j’aimerais beaucoup investir à Zurich, mais je n’ai rien trouvé d’adéquat pour l’instant.

Votre réseau continue de s’étendre, avec l’ouverture d’un établissement en Sicile l’année prochaine. Quelles sont les autres villes prévues?

Je voudrais ouvrir des hôtels à Paris, Venise, Madrid, Barcelone, Moscou, Milan et Amsterdam. Je préfère néanmoins attendre de tomber sur la perle rare plutôt que de me précipiter sur n’importe quoi. Je pense que nous arriverons cependant à 20-25 hôtels d’ici à 5 ans. Et si je n’y arrive pas, ce n’est pas grave! Ma stratégie s’inscrit sur le long terme. Nous vivons une période frénétique de rentabilité à court terme qui ne me correspond pas. Personnellement, je ne suis pas dans ce business pour devenir l’homme le plus riche du monde mais pour construire et développer la valeur d’un patrimoine dans la durée.

Travaillez-vous des synergies entre vos établissements afin de fidéliser la clientèle entre les villes?

Nous n’avons pas de «carte fidélité» mais nous allons développer notre système informatique pour améliorer l’accueil: d’ici à quelques mois, lorsqu’un client se rendra dans l’un de nos établissements, la réception le saura immédiatement et elle pourra ainsi adapter l’offre à ses habitudes. Environ 3’000 de nos clients voyagent régulièrement dans plusieurs de nos hôtels. Le réseau est très important et son développement est très rapide. En Europe, nous comptons plus d’hôtels que Four Seasons. Je sens que la notoriété des hôtels Rocco Forte gagne en importance, notamment depuis notre arrivée en Allemagne. Il faut dire que j’ai été accueilli comme un héros à l’époque, car le pays connaissait alors certaines difficultés économiques et personne ne semblait vouloir investir là-bas.

Quelle est votre définition du luxe?

Elle est évidemment multiple. Le luxe, c’est d’obtenir ce que l’on veut sans devoir faire d’efforts. C’est aussi la chance d’avoir le temps de faire ce que l’on veut. Ou prendre un jet privé et éviter ainsi de devoir attendre à l’aéroport, ce que je ne fais que trop rarement.

Où vous sentez-vous chez vous?

J’aime passer le week-end dans ma maison, dans la campagne londonienne. Mais je voyage énormément, et je me sens chez moi dans tous mes hôtels.

Que préférez-vous à Genève? Et qu’aimez-vous le moins?

Il y a quelque chose de paisible dans cette ville, comme si les douleurs du monde semblaient soudain lointaines. La Suisse reste si organisée, propre et civilisée…Sans parler de ses paysages magnifiques. J’entends parfois que Genève traine une réputation de ville peu animée le soir. Personnellement, je m’y suis amusé dans de nombreux lieux et tard la nuit. Je ne partage donc pas cet avis!

——-
De la pension au palace

Institution genevoise, le Richemond ouvre ses portes en 1863 sous le nom de «Pension Riche-Mont». En 1975, Adolphe-Rodolphe Armleder en prend la direction et le rebaptise «Hôtel de Famille Richemond». L’hôtel connaît un essor particulier après la Seconde Guerre mondiale, période pendant laquelle il devient «Le Richemond». Sa capacité augmente pour atteindre environ 100 chambres. Il restera la propriété de la famille Armleder pendant quatre générations. Le groupe Rocco Forte rachète l’hôtel en 2004 et entreprend une rénovation totale. Un étage y est ajouté. L’hôtel compte désormais 109 chambres, dont 26 suites. La plus grande, la Suite Royale Armleder, de 250 m2, dispose de deux grandes terrasses et coûte plus de 15’000 francs la nuit. Le prix des autres chambres varie de 700 à 3’000 francs la nuit.

——
Une élégante collection

Dix ans après sa création, la collection de Rocco Forte dispose de 11 établissements situés à Rome, Florence, Edinburgh, Cardiff, Manchester, St-Petersbourg, Bruxelles, Genève, Francfort, Berlin et Londres. Un hôtel vient d’ouvrir ses portes cet automne à Munich. En 2008, un établissement à Prague et un Resort en Sicile viendront compléter la liste.

——-
Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire.