KAPITAL

La rouille du Titanic, plus chère que le platine

La marque Romain Jérôme a étonné l’industrie en créant des montres avec du métal rouillé du Titanic. Son surprenant patron, Yvan Arpa, raconte cette prouesse technique — et marketing.

Sa petite histoire a fait le tour du monde, et il n’en est pas peu fier. En lançant une montre construite avec des pièces rouillées repêchées du Titanic, dont l’origine a été authentifiée par un notaire, c’est vrai qu’Yvan Arpa a fait fort.

Un coup de maître, que l’on pourrait enseigner dans les écoles de marketing: décrocher une notoriété planétaire pour une marque dont personne n’avait jamais entendu parler: Romain Jérôme.

Le jeune directeur, 43 ans, n’en revient toujours pas: «Il y a eu des articles jusqu’en Nouvelle-Zélande, dans toutes sortes de journaux, des mensuels spécialisés jusqu’aux quotidiens gratuits!»

C’est vrai qu’il fallait un certain culot pour commercialiser une montre rouillée à un prix plus élevé qu’un modèle en platine. Mais du culot, ce n’est pas ce qui manque à cet ancien prof de maths qui a traversé la Guinée à pied avant de diriger sa carrière avec succès vers l’horlogerie chez Sector, puis Baume & Mercier et Hublot.

Nommé l’an dernier à la tête de Romain Jérôme, Yvan Arpa marche désormais à la Wonder: jamais à court d’idées ni de provocations, il parle à toute vitesse, ponctuant sans cesse ses réponses d’anecdotes et de bons mots.

D’où est venue cette idée saugrenue de fabriquer une montre avec des restes rouillés du Titanic?

La marque Romain Jérôme ne bénéficie d’aucun héritage. Elle a été lancée en 2004 par un groupe d’investisseurs privés. Romain Jérôme lui-même n’existe pas: le nom est l’apposition des prénoms des deux enfants de l’un des investisseurs. Dès lors, la marque ne pouvait revendiquer aucune histoire, aucune tradition horlogère, aucun patrimoine émotionnel. Comment donc la faire exister parmi 600 autres?

Je me suis dit qu’il fallait construire une légende à Romain Jérôme, lui injecter un ADN à partir d’autre chose. J’ai pensé aux grandes épopées historiques célèbres. Le Titanic, tout le monde connaît! En reprenant des morceaux du fameux navire, authentifiés par un notaire, la marque héritait instantanément de toute sa légende et entrait immédiatement dans l’Histoire avec un grand H.

En plus, en utilisant la rouille, ennemi juré de l’horloger, on ajoutait une provocation supplémentaire. La quantité d’acier authentifié disponible étant par essence limitée, cela lui donnait par ailleurs la rareté d’un métal précieux! L’engouement a été si important qu’on trouvait des contrefaçons Romain Jérôme en Chine avant même que la vraie ne soit disponible à la vente…

N’y a-t-il pas des contraintes techniques qui rendent la montre fragile?

Cela dépend des modèles, mais cela n’altère pas le fonctionnement de ceux qui n’ont de la rouille que sur le tour de la lunette. Nous avons cependant décidé de jouer avec cette fragilité en créant une montre entièrement oxydée, conçue à partir d’acier rouillé non stabilisé. Nous l’avons baptisé «T-Oxy concept» en jouant sur le côté «toxique» de l’oxydation pour le métal.

La montre est vendue sous une cloche de verre renfermant de l’argon. Lorsque l’on ouvre la cloche scellée, le mécanisme de la montre recommence à rouiller et sa durée de vie devient alors limitée. Cela transforme l’objet en «fruit défendu», éphémère. Sa fragilité lui donne quelque chose d’encore plus précieux, car n’est-ce pas le luxe ultime que de s’offrir un objet cher qui devrait durer, mais qui ne durera pas?

Le marché a bien répondu à cette idée, et nous avons très rapidement prévendu les 47 modèles de cette série limitée, en particulier en Amérique du Sud.

Est-ce important de construire une histoire autour de chaque montre?

Dans l’automobile, tout le monde peut comprendre que l’on paie plus cher pour une voiture dont le moteur est plus performant. L’horlogerie de luxe est le seul domaine où le produit cher se révèle moins fiable que le bon marché. La grande majorité des gens qui achètent des montres ne comprennent rien à la technologie horlogère. Pour expliquer son choix, le client a besoin d’une histoire. Une montre de luxe est un trophée que l’on achète pour exhiber, et dont on a envie de parler.

Quelle sera l’histoire suivante pour Romain Jérôme?

C’est un peu tôt pour la révéler car la collection Titanic vient d’arriver sur le marché et nous pensons encore la décliner, notamment sous la forme d’un stylo rouillé, voire de bijoux rouillés. Ce ne sont pas les idées qui manquent pour la suite. J’ai notamment envie de créer un modèle dont la tirette ressemble à une poignée de recharge de fusil. Pour remonter la montre, on actionne un levier comme on charge un Winchester. Quelque chose de très show-off! Mon approche est aux antipodes de celle des horlogers qui se prennent la tête pour fabriquer des complications invisibles genre carillon ou répétition minute…

Comment voulez-vous positionner Romain Jérôme en termes de prix?

Pour l’instant, les modèles vont de 8500 francs à 200’000 francs pour un tourbillon serti. Mais nous irons jusqu’à 500’000 francs par la suite.

Comment s’organise le réseau de distribution?

Nous avons connu un succès inespéré auprès des détaillants et nous démarrons avec 37 points de vente aux Etats-Unis, en Europe, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Mais nous ne sommes pas encore en Asie. En rythme de croisière, j’espère atteindre 120 à 130 points de vente dans le monde.

Et la capacité de production?

Les mouvements viennent de chez La Joux Perret et BNB. Nous produirons 1500 pièces cette année. Nous atteindrons 5000 à 6000 montres en 2008. Romain Jérôme compte 9 collaborateurs à Genève.