KAPITAL

François-Paul n’a besoin de personne

François-Paul Journe dispose de sa propre manufacture à Genève. Après avoir renforcé sa présence au coeur de la ville, il poursuit la verticalisation de sa marque et compte ouvrir de nouvelles boutiques dans les grandes capitales.

Ses trois cadrans et ses aiguilles colorées rappellent les compteurs automobiles. Grâce à une aiguille foudroyante qui effectue un tour de cadran en une seconde, elle est la première montre-bracelet au monde dotée d’un seul mouvement mécanique permettant de mesurer à la fois un temps d’un centième de seconde qu’un temps de dix minutes.

François-Paul Journe a baptisé «Centigraphe Souverain» cette nouvelle création présentée cette année. Ce n’est pas la première prouesse technique du maître horloger marseillais installé à Genève depuis 1995. Et certainement pas la dernière. A 50 ans, François-Paul Journe, au sommet de son art, s’est imposé comme un des rares artisans horlogers indépendants. De fait, en rachetant plusieurs sous-traitants, il contrôle toute la chaîne de production et il n’a donc besoin de personne, François-Paul. Il fabrique et vend ses montres comme bon lui semble, pour une clientèle internationale qui a su reconnaître son talent, celui d’un artisan d’exception. C’est aussi pour cette simplicité conservée et ce franc-parler d’artisan que l’on aime venir lui parler. François-Paul Journe a reçu Trajectoire dans sa manufacture, dont le hall d’entrée abrite sa collection horlogère personnelle.

Cette année, vous avez ouvert une boutique à la place Longemalle et un showroom dans votre manufacture de la rue de l’Arquebuse. Pourquoi renforcer ainsi votre présence à Genève?

Nous avons procédé à des rénovations car l’agrandissement de la manufacture était devenu indispensable. Nous en avons profité pour transformer l’entrée en showroom. C’est important car nous pouvons y recevoir les clients, notamment pendant les salons horlogers puisque je ne vais plus à Baselworld ni au SIHH. Je préfère recevoir directement ici pendant les salons, et j’évite ainsi les pots de colle et les gêneurs qui pullulent dans ces foires: je ne vois plus que les gens qui s’intéressent vraiment à mon travail.

Et la boutique?

Nous avions ouvert une boutique à Tokyo en 2003, pas vraiment par réelle conviction mais parce que je n’avais pas trouvé un magasin qui me convenait dans la ville: à l’époque, il n’y avait que des petits coins dans des grands centres commerciaux, à côté des chaussettes et des pantalons. Aujourd’hui, il y a des points de vente à la hauteur, donc je n’aurais plus besoin d’en ouvrir un moi-même! L’horlogerie de luxe est un domaine très fragile et il faut rester très attentif aux méthodes de vente. A Hong-Kong, par exemple, les pratiques étaient détestables, avec des discounts terribles notamment après le SRAS. J’ai alors refusé d’être distribué là-bas dans un premier temps et je n’y suis allé qu’en 2006, quand j’ai trouvé le partenaire adéquat. Ouvrir un point de vente à Genève, c’était comme une suite logique, d’autant que nous avions cessé d’être distribués par les Ambassadeurs. En plus, la boutique se trouve à quelques minutes de la manufacture, ce qui est idéal: si un client veut visiter, on l’emmène.

Comment se répartissent géographiquement vos ventes?

En 2006, l’Asie représentait 32%, les Etats-Unis 22%, l’Europe 15%, l’Europe de l’Est 12% et la Suisse 6% (c’était avant la boutique!). Je reste relativement petit au Moyen-Orient, avec une présence à Dubaï, au Qatar et au Koweit. Je n’ai pas envie d’installer la marque en Arabie Saoudite, par exemple, d’autant que je n’en ai pas réellement besoin: la quantité de montres que je produis ne nécessite pas une croissance démesurée. Actuellement, il y a trois boutiques Journe et environ 50 revendeurs. Je suis en phase de consolidation et je diminue plutôt le nombre de points de vente.

La production augmente-t-elle cependant?

Oui, de 10% chaque année. J’aurai fabriqué un peu moins de 900 montres cette année. Si je répartis ma production entre un nombre trop important de points de vente, j’aurai 4 montres par boutique sur 10 centimètres de vitrine et je serai invisible! Il est plus cohérent de privilégier une présence plus concentrée dans un moins grand nombre d’endroits.

Cela signifie de nouvelles boutiques en nom propre?

On s’aperçoit que dans nos boutiques, nous avons une meilleure clientèle, une plus grande visibilité et nous vendons mieux. A Genève, nous avons rapidement dépassé le chiffre d’affaires que nous réalisions avec les Ambassadeurs. J’aimerais donc bien en ouvrir d’autres, à Londres et à New York notamment…

Combien dépensez-vous en marketing? La marque est-elle suffisamment connue?

Nous dépensons 3 millions par année en communication, mais pas de la même manière partout: nous faisons peu de publicité au Japon, car les Japonais trouvent cela suspect. Aux Etats-Unis, c’est l’inverse, il faut rassurer le client avec beaucoup de pub…

Quel est le prix moyen d’une montre Journe?

A part la Grande Sonnerie qui coûte 700’000 francs, le prix moyen est de 60’000 francs. Aucun modèle ne se démarque plus qu’un autre dans la collection. Les prix ont augmenté avec les années, notamment à cause de la hausse des matières premières comme l’or et le platine. Je ne me positionne jamais par rapport à mes concurrents. Quand je vois des collègues d’autres marques et qu’ils me disent que je suis trop bon marché, je trouve que c’est bon signe.

La collection s’étoffe-t-elle de nouveaux modèles?

Il y a neuf modèles et la Grande Sonnerie. Ils sont déclinés en deux tailles de boîtes et en deux couleurs. Je n’en veux pas davantage: lorsqu’une nouvelle montre est ajoutée à la collection, nous cessons la production d’une autre. C’est une obligation puisque je n’ai que quatre horlogers qui se spécialisent chacun dans un modèle.

Vous avez racheté cette année le fabricant français de boîtes Elinor. Est-ce important de poursuivre la verticalisation de F-P. Journe?

Elinor fabrique nos boîtes depuis le début et, depuis quelque temps, il ne produisait presque uniquement que pour nous. Mon idée consiste à regrouper les compétences et à élargir ainsi le spectre des activités de cette entreprise: Elinor fera aussi des bracelets, des boutons de manchettes, de la petite joaillerie, des accessoires, etc. Nous possédons également une fabrique de cadrans à parts égales avec Harry Winston. C’est essentiel pour moi de maintenir le contrôle sur les cadrans car ils représentent le visage de la montre. Les fournisseurs sont des mercenaires: si vous leur demandez de fabriquer un cadran d’une certaine façon, ils proposeront votre idée à une autre marque dans la foulée. Je verticalise pour conserver ma tranquillité et garantir la qualité. Nous ne sous-traitons donc plus grand-chose à l’extérieur, à part la fabrication des aiguilles, des rubis, des ressorts de barillet, du système réglant et des vis. On évite aussi des soucis d’approvisionnement. Avec les compétences et les moyens actuels, on pourrait fabriquer 100% en interne. Je suis donc à l’abri.

Pourquoi n’inscrivez-vous pas Swiss Made ou Genève sur vos montres?

Je pourrais, mais je fais beaucoup mieux: en y inscrivant mon nom, j’endosse personnellement la responsabilité de la qualité de la montre. Je n’ai donc pas besoin de label. Ce genre d’inscription, comme le poinçon de Genève d’ailleurs, c’est bon pour les autres, ceux pour lesquels on pourrait justement avoir des doutes…

Souffrez-vous de la contrefaçon?

Davantage du plagiat que de la contrefaçon, à vrai dire. J’ai d’ailleurs attaqué en justice une grande marque qui a copié mes idées, et j’ai mis en garde cinq autres pour les mêmes raisons. Lorsque j’aurai gagné le premier procès, j’attaquerai les autres.

Que préférez-vous, et qu’aimez-vous le moins à Genève?

J’aime le Rhône, car j’avais le même à Marseille. Je souffre évidemment du climat…

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Une version de cet article est parue dans le magazine Trajectoire d’hiver 2007.