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Ces fonctionnaires qui désobéissent

A Genève, la fonction publique prend ses aises et ne respecte plus l’autorité. L’absence de sanctions ouvre la porte à toutes les bravades. La semaine dernière, c’est la directrice des TPG qui en a fait les frais. Retour sur quatre affaires récentes.

Il est vrai que les fonctionnaires n’ont jamais eu bonne réputation. Dans tous les pays, et de manière souvent injuste, on leur prête une efficacité très relative et une légère tendance à la paresse. On leur reproche de cultiver des procédures occultes, de ne pas suffisamment prendre en compte les attentes du citoyen et parfois même de se soustraire aux règlements qu’ils ont pour tâche d’imposer aux autres. C’est particulièrement le cas à Genève, où la multiplication des affaires impliquant la fonction publique suscite de plus en plus d’interrogations auprès de la population.

Dans le corps enseignant ou même au sein de la police, il n’est pas rare que des fonctionnaires rebelles contestent publiquement leur hiérarchie, entretenant ainsi l’image d’un canton où rien ne fonctionne. Les élus n’osent plus s’en prendre à eux, par crainte de représailles: ils connaissent le poids électoral des fonctionnaires dans ce canton où plus du quart des emplois se trouvent dans le secteur public (contre 16% pour la moyenne suisse). Et ce n’est pas la presse locale qui va rappeler à l’ordre l’administration: avec une bonhomie déconcertante, elle a pris l’habitude d’ouvrir grand ses colonnes aux revendications des bureaucrates séditieux.

C’est le culte de la «grande gueule», une spécialité genevoise. «Dans ce canton, l’insoumission est valorisée, explique un observateur de la scène locale. On considère que chaque fonctionnaire a non seulement le droit, mais le devoir de commenter les ordres qui lui sont donnés, et de contester publiquement ceux qui ne lui conviennent pas. La résistance passive, ou même active, est encouragée dans la fonction publique, alors même que les employés du privé sont soumis à des exigences d’efficacité de plus en plus fortes. Les jeunes ne comprennent plus cette inégalité de traitement.»

Des policiers qui manifestent en uniforme dans la rue et qui restent impunis, des conducteurs de bus qui refusent l’autorité et qui gagnent le bras-de-fer contre leur directrice, des instituteurs qui résistent au retour des notes voulu par la population… «Ces événements posent des questions substantielles sur le fonctionnement des institutions», dit l’avocat et ancien président du Grand Conseil (libéral) Michel Halpérin. Pour lui, il y a un «risque de cacophonie sociale si chacun brandit à toute occasion sa conscience personnelle. Ou alors, il faut avoir le courage de démissionner. Dans une démocratie, des actes de rébellion de membres de la fonction publique ne sont pas acceptables. Comment admettre une police désobéissante alors qu’elle est censée être le bras armé de l’Etat?».

«A l’UBS, des employés qui se comporteraient ainsi seraient renvoyés séance tenante», souligne pour sa part Bernard Lescaze, historien et ancien leader du parti radical. Selon lui, le phénomène est ancien et tient au caractère rouspéteur des Genevois, fustigé déjà par un évêque au Moyen Age. Plus récemment tout de même, il rappelle que dans les années 90, le Conseiller d’Etat Philippe Joye s’était heurté à une fronde violente de ses fonctionnaires du département des constructions, pour qui «le but du département doit être de ne pas construire».

Quatre autres exemples montrent qu’on est désormais allé très loin dans la logique de l’insoumission:

Transports publics ingérables

La nouvelle est tombée la semaine dernière, un vendredi 13: Stéphanie Fontugne, directrice des Transports publics genevois (TPG) a été limogée par son Conseil d’administration, présidé par Patrice Plojoux. Sensible aux arguments de la base, celui-ci voulait depuis longtemps la peau de cette directrice française, pourtant réputée pour ses compétences et son efficacité.

A l’intérieur des TPG, qui emploient 1’500 personnes, les méthodes de Stéphanie Fontugne déplaisaient, et la résistance s’organisait. Le conflit, latent, a éclaté peu après le terrible accident du 17 janvier 2007: ce matin là, un bus en excès de vitesse brûle un feu rouge sur la route de Florissant et fauche la voiture d’une mère de famille. Cette femme de 52 ans décèdera quelques semaines plus tard à l’hôpital, suscitant une immense émotion dans la cité. Plus tard, la presse révèle des faits accablants: la Tribune de Genève annonce que les véhicules des TPG provoquent un accident avec lésion corporelle chaque semaine. Le Matin Dimanche révèle dans la foulée que les infractions au code de la route (excès de vitesse, feux rouges grillés) sont fréquentes, et restent toujours impunies.

A la tête des TPG, le conflit a donc porté essentiellement sur les sanctions que Stéphanie Fontugne a voulu infliger aux conducteurs chauffards. Des sanctions que son subordonné, directeur d’exploitation, se refusait à prendre, reprochant par ailleurs publiquement à sa patronne une gestion défaillante.

Résultat: la directrice doit s’en aller, alors que le subordonné s’en tire avec une enquête disciplinaire. Le ministre de tutelle Robert Cramer a préféré garder un silence prudent. Le gouvernement genevois manquerait-il de poigne?

Universitaires acharnés

Il fallait «aller vite». L’Université de Genève a donc créé un nouvel institut dans le dos des autorités. Ni le gouvernement, ni le Grand Conseil n’étaient au courant de l’ouverture imminente d’un tout nouvel Institut des sciences de l’environnement. Ils l’ont appris début juillet, en même temps que la population genevoise.

L’alma mater rêvait depuis longtemps de s’offrir une véritable Faculté de l’environnement, mais cette ambition avait été jugée trop coûteuse par le Conseil de l’Université. Un projet de loi pour la création d’un institut plus modeste était alors entré dans le pipe-line du Grand Conseil. Mais au printemps 2006, alors que plusieurs scandales secouaient l’Université, son ministre de tutelle Charles Beer a décidé de geler l’ensemble des projets de la vénérable institution.

C’est pour contourner cet obstacle que le rectorat, en vertu d’une interprétation hasardeuse de l’autonomie de l’Université, a décidé de passer en force, provoquant l’ire des responsables de l’Instruction publique et des députés. Le bras de fer ne fait probablement que commencer. Charles Beer a fait savoir qu’il était en colère.

Policiers orduriers

Depuis le début de l’année surtout, les actes et les paroles de défiance des policiers genevois se multiplient et montent en puissance. Le Conseiller d’Etat chargé de justice et police, Laurent Moutinot, complètement dépassé par les événements, est incapable de réagir quand lui et ses proches collaborateurs sont attaqués de manière ordurière. Du coup, les locataires de la Grande Maison sont engagés dans une surenchère probablement unique dans un pays démocratique. Quelques rappels parmi les hauts faits d’une caste qui ne connaît plus aucun contrôle:

  • Fin juin, l’inspecteur Marc Falquet écrit sur l’intranet de la Police judiciaire, puis dans le bulletin du syndicat de la gendarmerie, que Laurent Moutinot a «une vision qui a pour conséquence de renforcer la présence des voyous, favoriser la malhonnêteté, la tricherie et la bassesse d’esprit». Rien de moins. Dans ce cas, Laurent Moutinot, indigné, a répliqué immédiatement, affirmant qu’une sanction serait prise «dans les 48 heures». Mais près d’un mois plus tard, aucune sanction n’a été annoncée…
  • Le 18 avril, un rapport d’experts révèle qu’un tiers des détenus de la prison de Champ-Dollon affirment avoir été victimes de violences policières, bien sûr en dehors de toute légalité. Aucun commentaire à ce sujet de la part de Laurent Moutinot.
  • Le 21 février, les trois syndicats de la police demandent la démission de leur cheffe, Monica Bonfanti. Charles Beer, président du Conseiller d’Etat, doit se substituer à Laurent Moutinot pour condamner fermement l’attitude des policiers.
  • En novembre dernier, le président du syndicat de gendarmes affirme que la nouvelle patronne de la police, Monica Bonfanti, a «couché avec la hiérarchie» pour obtenir de l’avancement. Le Conseil d’Etat a ouvert une enquête, mais elle s’éternise.

La presse genevoise a aussi raconté comment des policiers ont utilisés leurs locaux de travail pour se livrer à une partouze et quelques mois plus tôt, Laurent Moutinot avait blanchi les gendarmes qui avaient défilé en uniforme dans la rue pour défendre leurs intérêts matériels. Pour le député libéral Renaud Gautier, cette attitude irresponsable explique en grand partie la rébellion actuelle: «Lorsqu’on attend la onzième incartade pour punir un enfant, il ne comprend pas.»

Instituteurs mauvais perdants

L’acceptation de la votation sur le rétablissement des notes à l’école, en septembre dernier, a mis Olivier Baud dans tous ses états. Le président de la Société pédagogique genevoise (SPG) a traité les Genevois de «dindes» et a quasiment incité les enseignants à biaiser l’application de la réforme. Rebelote en avril dernier: réunie en assemblée générale, la SPG a plaidé pour une application restrictive du nouveau dispositif. Elle s’est opposée notamment aux moyennes, qui ne sont pas explicitement exigées dans le texte de l’initiative, et a fustigé Charles Beer, coupable selon elle d’avoir capitulé sur ce point. Implicitement, elle ne cesse d’inciter ses troupes à la résistance passive.

Charles Beer s’est montré ferme. Il a mis en garde les enseignants contre toute vélléité de désobéissance à la rentrée scolaire.

Pompiers potaches

Au moins 50’000 internautes ont vu le clip des hommes du Service de sécurité de l’aéroport durant la dernière trêve de Noël. Dans une ambiance inspirée de la vidéo de «Fous ta cagoule» de l’humoriste français Michaël Youn, les pompiers de choc ont dansé et chahuté dans le vieux Boeing qui est mis à leur disposition pour leurs entraînements. Le clip les montrait aussi descendant les perches et sautant sur le véhicule Titan, le top du top des engins d’intervention. Une ambulance et un chasse-neige ont aussi été réquisitionnés pour les besoins du tournage.

A priori, le matériel de sécurité de l’Etat n’est pas fait pour ça. Mais le commandant du service a sauté de joie en voyant le film: «Les gars ont réalisé un super boulot. Il est le reflet d’employés qui sont bien dans leur peau. C’est un sacré coup de fraîcheur. Je préfère diriger des gens qui ont le sens de l’humour que ceux qui travaillent en tirant la gueule.»

De telles farces ne choquent pas les Genevois, en tout cas pas la Tribune de Genève. Dans un article jubilatoire, elle écrivait que les pompiers, en sus de leurs estimés services, «donnent en plus du plaisir. Qui s’en plaindrait?» Peut-être un peu François Longchamp, ministre de tutelle des cracks de l’aéroport. Il s’est dit rassuré par le fait que la mise en scène ait eu lieu la nuit, quand il n’y a pas d’avions. Il a tout de même donné des ordres pour éviter que de telles plaisanteries ne se reproduisent pas trop souvent…

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«L’opinion du fonctionnaire ne compte pas»
Spécialiste de droit administratif, l’avocat et professeur Pierre Louis Manfrini définit les limites de la libre expression des serviteurs de l’Etat.

Pourquoi de telles affaires se produisent-elles surtout à Genève?

Il y a ici une culture et une mentalité particulières, qu’on ne trouve pas dans d’autres cantons, dans lesquels l’on cultive le secret et/ou le devoir d’obéissance d’une manière plus stricte. C’est le fruit d’une évolution qui a commencé il y a quarante ans et qui imprègne la jurisprudence en rendant le devoir de réserve moins absolu. On est sorti à Genève comme ailleurs en Europe d’une conception prussienne, militaire de l’Etat à une situation où la liberté d’expression est beaucoup plus valorisée.

Quelle est la marge d’autonomie des membres de la fonction publique par rapport au pouvoir politique?

Comme individus, les fonctionnaires sont soumis à leur hiérarchie et au pouvoir d’instruction des autorités politiques. La conception personnelle du fonctionnaire de ce que doit être l’intérêt public ne peut pas prévaloir.

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Collaboration Xavier Pellegrini.

Cet article est paru dans L’Hebdo du 19 juillet 2007. Un nom a été retiré de la version en ligne en décembre 2008.