Rapporteur de l’ONU contre le racisme, le Sénégalais Doudou Diène critique sévérement la Suisse. Un Africain qui se mêle de nos affaires intérieures? L’UDC s’indigne. Et la démocratie à deux vitesses se mord la queue.
Il a beau se prénommer Doudou, il n’y va pas de main morte. Doudou Diène donc, rapporteur de l’ONU contre le racisme, a dénoncé, à Genève, devant le Conseil des droits de l’homme, une «instrumentalisation politique du racisme dans le débat politique en Suisse», «une criminalisation de l’étranger, de l’émigré et du demandeur d’asile», ainsi que la montée d’une «rhétorique de la défense de l’identité nationale et de la menace de la présence allogène». Cela en préambule d’un rapport qu’il publiera en mars 2007.
Il y a quelques mois, lors d’un voyage de cinq jours qu’il avait effectué en Suisse pour se faire une idée de la situation, Doudou Diène avait été fraîchement accueilli par les milieux nationalistes, avec notamment cette indignation du porte-parole de l’UDC Roman Jäggi: «C’est quand même le comble que ces remarques viennent d’un Sénégalais». Une telle outrecuidance, a-t-on en effet idée, un Africain critiquant la Suisse. Et pourquoi pas un Martien?
Aujourd’hui, Doudou Diène aggrave son cas: sa diatribe est intervenue au moment d’un scrutin portant comme on sait, sur la façon dont il convient de traiter ces maudits allogènes. Une section locale de l’UDC s’est ainsi fendue d’un communiqué sobrement intitulé «Il ne manquait plus que lui…» et clouant le bec à l’impertinent: «Nous préserverons notre identité, une identité à laquelle nous sommes attachés et que nous continuerons à défendre, n’en déplaise à Doudou Diène».
Dans le même temps à Flims, où le parlement délocalisé tient sa session d’automne, l’UDC toujours adressait une interpellation au Conseil fédéral, le sommant d’œuvrer d’urgence «à la sauvegarde des valeurs fondamentales démocratiques et chrétiennes en Suisse» ainsi que de «nos droits élémentaires comme la liberté d’expression», menacés d’un grave «péril». La faute à «21% de la population vivant en Suisse qui sont des étrangers» et dont «un nombre croissant ne respectent pas nos lois, nos règles de conduite» encouragés par cet «Islam qui place la religion au dessus de l’Etat.»
Et pour faire bonne mesure, Christoph Blocher en personne a fait part de son inquiétude face à l’avancée «de la pensée unique dans les médias» au détriment «de la liberté de la presse et de la diversité des opinions». Assez bien vu de la part de quelqu’un qui s’était signalé comme on sait, il y a quelques jours, par sa tentative de faire retirer d’une émission TV des caricatures pas assez respectueuses à son égard.
Mais ça n’a évidemment rien à voir avec la liberté de la presse, la liberté d’expression ni la diversité des opinions, comme s’est aussitôt empressé de le préciser, à Flims, le porte-parole de Blocher, Livio Zanolari: «Notre réaction n´était pas du tout un acte de censure. Elle a été rendue obligatoire par le fait que l´émission s´est écartée des principes convenus et a présenté des contenus contredisant le discours de M. Blocher ».
Il semble donc que cette fameuse liberté d’expression à la sauce blochérienne ait une certaine tendance au sens unique. Liberté pour les médias danois de tourner en bourrique le prophète de l’Islam, mais pas celle pour les médias suisses de se gausser du manitou de l’UDC.
Liberté pour le citoyen suisse de faire rimer allogène avec criminogène, mais pas celle pour un Africain, fut-il mandaté par l’ONU, d’évoquer un certain racisme suisse.
Cet usage réservé de la liberté d’expression et des pratiques démocratiques repose sur un vieux principe, contemporain de la guillotine — «pas de liberté pour les ennemis de la liberté» — qui est peut-être le bon moyen d’arriver à ce résultat final: plus de liberté pour personne.
Il y a une trentaine d’années, lorsque le terrorisme n’était pas encore vert mais rouge, que les ennemis de la liberté ne brandissaient pas le Coran, mais les catéchismes du marxisme, le romancier Anthony Burgess, l’auteur de «Orange Mécanique», mettait déjà en garde, dans un article intitulé «Réflexions sur les déplaisirs d’aujourd’hui», précisément contre cette surréaction des sociétés démocratiques, prêtes, pour mieux se défendre, à renier leurs propres principes, au risque d’être un jour «forcées de dire aux Brigades rouges, à la Mafia, aux néobakouniniens et à tous les autres: vous avez raison de nier l’ordre démocratique car il n’existe plus».
