Dans son dernier ouvrage, «Revu et corrigé», l’excellent écrivain hongrois Péter Esterházy tient le journal de sa plongée dans l’enfer paternel. Une drame que connaissent toutes les sociétés postcommunistes.
A chacun ses souvenirs! Pour moi, l’encre rouge, plus que la baguette, symbolise la correction. Avec ses corollaires, la faute et, souvent, l’humiliation d’avoir fauté.
Enfant, j’étais toujours désolé de voir mes travaux conçus avec application et un infini désir de bien faire être saccagés par la plume rouge et légère d’une institutrice pour qui les fautes des autres étaient une manière de gagne-pain.
Adolescent, j’attendais avec inquiétude la séance de reddition des thèmes latins. Le prof utilisait une plume fine et allongée qu’il plongeait avec, nous semblait-il, une évidente délectation sadique, dans un encrier dont l’étiquette maculée de rouge était devenue illisible. Nos thèmes, eux, étaient encore lisibles, mais vermillonnés d’arabesques étranges virevoltant de faute en faute. De quoi vous dégoûter à jamais des langues anciennes!
Adulte, devenu prof à mon tour, j’ai aussi, sans grande imagination, abondamment recouru au stylo rouge que, dans mes moments de conscience critique, je remplaçai par un vert. Cela pour dire que les annotations ou soulignements en rouge ne me sont pas étrangers.
Par contre, je ne me souviens pas d’avoir lu un livre où l’auteur ait recouru à cette technique avant d’ouvrir d«Revu et corrigé» de Péter Esterházy que je ne lâche plus depuis quelques jours tant l’imbrication des encres noires et rouges témoigne à la fois d’une indicible douleur et d’une révolte salutaire.
La douleur parce que l’auteur y raconte par le menu la trahison d’un père aimé et admiré. La révolte parce que plutôt que taire cette trahison, il la clame, la brandit, l’assène à la face d’une classe, la sienne, l’aristocratie hongroise, d’un peuple, les Hongrois, de ses nombreux lecteurs enfin, car Esterházy est un écrivain fécond, très connu, traduit partout.
Le drame de cet auteur tient en quelques mots. Au moment où il corrige les épreuves de son ouvrage majeur, «Harmonia Cælestis», il découvre que le sujet de son livre, ce père vénéré qui a héroïquement élevé quatre enfants pendant les années glauques du communisme hongrois, n’est qu’un misérable salaud que la police politique a manipulé dès les lendemains de l’insurrection ratée de 1956 en l’utilisant comme indicateur et, comble de l’infamie!, comme provocateur.
Que les Esterházy comptent parmi les toutes grandes familles européennes a-t-il de l’importance? Oui, dans la mesure où la déchéance du père porte un méchant coup au narcissisme du fils qui, soyons honnête, ne se complaît pas dans ses actes de naissance. Mais quand même, un Esterházy est un Esterházy, surtout à Budapest et ses alentours.
L’écrivain décide alors de tenir le journal de sa plongée dans l’enfer paternel. A l’encre noire, il rend compte de ses découvertes, de ses émotions, de sa honte, de sa rage, de ses moments d’apaisement.
En rouge, il rapporte l’écriture policière, qu’elle soit celle des rapports livrés par son père ou celle des policiers qui traitent avec lui. Cela donne, courant entre février et juin 2000, un journal d’une tension extrême et passionnante.
D’autant plus passionnant que toutes les sociétés postcommunistes connaissent le même genre de drames. En Pologne, des ministres viennent de perdre leur poste pour avoir collaboré avec l’ancienne police politique. En Roumanie, ces affaires font la une des médias depuis des mois suite à la création d’une agence chargée de centraliser les dossiers.
En Russie, le grand déballage n’a pas encore vraiment eu lieu puisque, comme je le rapportais la semaine dernière, la police politique est restée au pouvoir.
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«Revu et corrigé», de Péter Esterházy, Gallimard, 400 pages.
