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Grands sentiments: la Suisse officielle monte au balcon

Fête nationale oblige, les politiques ont peaufiné de jolis discours, qui suivent un principe immuable: dire exactement le contraire de ce qui se fait, dans la réalité, la vraie vie, le restant de l’année.

Pluie et grêle de grands sentiments: cette semaine de fête nationale et de gros orages, la Suisse officielle ne pouvait faillir à la tradition du discours enflammé autant qu’arrosé. Un discours dont la caractéristique est à peu près de dire le contraire de ce qui se passe les autres jours, dans la vraie vie, la réalité. Et de mettre en avant les qualités dont précisément cette Suisse officielle est habituellement privée, entre le 2 août au matin et le 31 juillet au soir.

Ainsi Moritz Leuenberger s’est-il réfugié le plus loin possible, dans un village au nom aussi enchanteur qu’irréel — La Côte-aux-Fées — pour affirmer haut et fort les mérites d’une cause vraiment perdue et à laquelle plus personne dans la réalité, dans la vraie vie, c’est-à-dire dans les officines et les salons de la Berne politique et de la Zurich économique, ne croit depuis longtemps: la supposée richesse du régionalisme.

Ainsi, le président de la Confédération, en la dénonçant comme «l’expression de la loi du plus fort», décrit exactement la Suisse telle qu’elle est en train de se construire, telle qu’elle existe déjà: «une Suisse dont l´activité se concentrerait sur le Plateau, alors que les régions périphériques seraient de vastes parcs d´aventure pour citadins».

Christoph Blocher, lui, à Mont-sur-Rolle s’est félicité de ce que les Suisses se soient «tournés heureusement sans succès» vers «les grandes puissances européennes, juste pour se faire bien voir». Dans la réalité, la vraie vie, il y a des accords bilatéraux âprement négociés par la Suisse et plutôt à son avantage, et une adhésion que chacun sait inéluctable à long terme.

Quant au patron de l’UDC Ueli Maurer, il a fustigé la gestion du conflit libanais par Micheline Calmy- Rey: pas assez neutre et ayant donc «porté atteinte à l’image de la Suisse.»

Dans la réalité, la vraie vie sanglante, c’est évidemment tout le contraire. Une stricte neutralité, ou pire, un seul petit mot de soutien à Israël, voilà qui, pour le coup, aurait déchaîné des remarques peu amènes, venues de partout et par Katiouchas entières.

En France, seul à s’être étourdiment déclaré «ami d’Israël», Nicolas 1er a dû, aussitôt, si l’on peut dire, corriger le tir: «Ami du Liban, ami du Liban». Dans la réalité, les positions pro-arabes de Micheline Calmy-Rey sont les seules à ne représenter aucun risque pour l’image de la Suisse.

De son côté, dans l’improbable bourgade de Niederbuchsiten (Soleure), le président radical du Conseil des Etat, Rolf Büttiker, a appelé de ses vœux «une Suisse de rebelles». Des Suisses rebelles? Sponsorisés par le parti radical? La vraie vie ricane doucement.

A Lenzburg, capitale des petits pois, le patron de la défense, Samuel Schmid a martialement loué une Suisse qui «se lève contre l’anti-sémitisme, les néo-nazis et l’extrémisme de gauche». Dans la vraie vie, les néo-nazis investissent le Grütli, multiplient les concerts clandestins sans être inquiétés, la gauche de la gauche est toujours aussi aveugle et sans mémoire et bénéficie toujours du même et autiste capital de sympathie. Dans la réalité, au bistrot, comme au département des affaires étrangères, on ne se gêne plus pour affirmer que «les Juifs, quand même, il n’y a qu’à voir ce qu’ils font Liban ».

Finalement, il n’y a que Hans-Rudolph Merz qui a su garder, un peu, tête et bouche froide. Le grand argentier est resté chez lui et avait décidé d’envoyer ses vœux par internet. Ceci expliquant sans doute cela: on s’enflamme moins facilement face à ses écrans et claviers que devant une troupe de citoyens en chair et en os, déjà un peu avinés, brandissant drapeaux, bougies et lampions.

Et puis, mentir à un clavier, à un écran, à quoi bon, a du se dire l’internaute Hans-Rudolph. Alors il y est allé franco, il a placé la barre très bas, là où, à peu près, elle se situe. Qu’a-t-il tapoté? Eh bien que, oui, «il y aura toujours des riches et des moins riches».

Admirons au passage ce nouveau synonyme de pauvre: «moins riche». Que faire alors? Pas grand-chose, autant dire rien, le strict minimum, juste s’assurer que «le fossé entre ces deux catégories soit supportable».

Supportable pour qui, c’est toute la question, mais il ne fallait pas en demander trop: il ne s’agissait quand même que de Hans-Rudolph Merz, parangon de la Suisse officielle, telle qu’elle est, dans la vraie vie, la réalité.