KAPITAL

La poubelle requin veut dévorer le monde

Les poubelles inventées par l’entreprise zurichoises Brüco ne craignent ni les taggers, ni les terroristes. La ville de Paris envisage d’en installer plusieurs centaines sur les Champs-Elysées. Récit d’un succès.

C’est vrai qu’elle a fière allure, cette poubelle requin en acier inoxydable. Pour Paris, qui a connu des attentats meurtriers, l’entreprise zurichoise Brüco a conçu un modèle avec un corps partiellement transparent. L’idée est de permettre une inspection rapide du contenu, et de dissuader ainsi les terroristes d’y déposer une bombe.

«Les parois font cinq millimètres d’épaisseur et les vitres en polycarbonate mesurent 16 millimètres, explique Monika Hirschmann, cheffe de produit. En cas d’explosion, la poubelle se défait en deux parties. Et les éclats sont retenus par les matériaux utilisés.»

A titre d’essai, les ingénieurs alémaniques ont fait exploser une grenade à l’intérieur de la poubelle. Lors de cette expérience menée chez Armasuisse, le laboratoire technologique du Département fédéral de la défense, près de 1700 fragments ont été propulsés à la vitesse de 5500 km/h dans le cylindre de métal.

«Même l’artificier était surpris, parce que la corbeille ne s’est pas complètement désintégrée», relate Marcel Strebel, directeur de Brüco. Des résultats jugés concluants par la firme zurichoise. C’est maintenant au tour de la Préfecture de Paris de procéder à ses propres tests. Les autorités se prononceront cet automne sur une commande pour les Champs-Elysées.

La poubelle requin a été conçue en 2002, à l’occasion d’un appel d’offre international de la Ville de Zurich qui voulait renouveler son mobilier urbain. Elle s’est imposée devant 80 autres candidatures, grâce notamment à son look signé Werner Zemp, designer vedette qui s’est aussi fait remarquer pour la machine à café Impressa de Jura.

Deux ans plus tard, c’était la consécration: la poubelle de Brüco recevait le prix de l’innovation Idée Suisse.

Son nom de requin, elle le doit à un profil tout droit sorti des «Dents de la mer»: un couvercle incliné vers l’arrière, une couleur grise et une ouverture large et étroite, pourvue d’une dent acérée qui empêche le dépôt d’ordures ménagères.

Brüco a conçu plusieurs variantes qui doivent couvrir tous les segments du «poubelle business». La «dog requin 150 litres», par exemple, est équipée d’un compartiment cendrier et d’un distributeur de sachets pour déjections canines. Au total, Brüco a déjà vendu cinq mille poubelles en Suisse et à l’étranger.

Ce succès commercial semble avoir un effet euphorisant sur Marcel Strebel et ses 50 collaborateurs. D’autant que le directeur, ancien militaire, entretient une culture d’entreprise axée sur l’enthousiasme, à grand renfort de messages positifs et de soleils au sourire éclatant placardés dans tous les bureaux.

Autre idée du patron: recruter des femmes pour la vente et la représentation de la marque, alors que le milieu est foncièrement masculin. Ce sont des professionnelles du domaine, qui n’ont rien à voir avec des hôtesses du Salon de l’auto. La démarche, dit-il, attire la sympathie de la clientèle.

Les rues de Zurich comptent déjà un millier de poubelles requin. On en trouve aussi à Zermatt, à Lausanne, ainsi qu’à Hambourg, Berlin, Francfort, ou Vienne. «Nous avons également reçu des demandes de la part de Dubaï et du Koweït», précise le directeur.

Avec son prix variant entre 2000 et 3000 francs pièce, la poubelle requin se positionne clairement comme un produit de luxe. «Quand l’on referme la paroi pivotante, elle fait le même bruit qu’une porte de Mercedes», relève Monika Hirschmann.

Si, malgré leurs finances anémiques, les collectivités publiques s’intéressent à cette poubelle haut de gamme, c’est parce qu’elle doit, à terme, leur permettre de réaliser des économies. Sa contenance est en effet supérieure à celle d’un modèle ordinaire, ce qui réduit la charge des employés communaux. La poubelle résiste aussi aux feux allumés par des vandales; comme elle ne compte qu’une seule ouverture, les flammes s’étouffent d’elles-mêmes.

En plus, «les tags et les autocollants s’enlèvent très facilement sur ce métal, indique Robert Magnenat, chef du service de la voirie à Montreux, qui s’en est récemment équipée. Et l’ouverture, très mince, empêche les corneilles d’aller fouiller dans la poubelle. Là, il n’y a rien qui rentre… pas même les rats. C’est un produit très cher mais je crois qu’il vaut son prix.»

La production des poubelles Brüco, sous-traitée à des entreprises locales, n’est pas près d’être délocalisée. La firme a trouvé une niche où le savoir-faire et la technologie helvétiques constituent des atouts déterminants. Marcel Strebel veut maintenant développer les exportations. Après la Suisse, l’Allemagne et la France, la poubelle requin et son armée de vendeuses professionnelles s’apprêtent à dévorer le reste du monde.