CULTURE

L’Europe est en guerre, et «La ligne rouge» encore sur les écrans

Que vient-on prier dans la cathédrale de Terrence Malick, sinon une image acceptable de la guerre? Margot Steiner s’interroge

Quel concert de louanges accompagne «La Ligne rouge» de Terrence Malick! Et quelle vacuité intellectuelle pour défendre ce que l’unanimité des critiques considère comme un chef d’oeuvre! Pas un argument politique, pas une seule réserve éthique, pas l’ombre d’une distance, rien que de l’extase superlative: «Prière», «Méditation métaphysique», «Litanie hypnotique», etc…

Le film serait sauvé de son mauvais genre – le film de guerre – parce qu’il convoquerait la beauté, l’Ancien Testament et la nature, là où en général ne réside que la barbarie. Je n’aime pas les films de guerre, et encore moins ceux qui utilisent le genre pour le mettre au service d’un discours sentimentalo-humaniste que ne renierait aucune chapelle new age.

Chez Terrence Malick, il n’y a pas que l’enfer qui soit pavé de bonnes intentions, le paradis aussi. Dans ce fatras de pensées générales, récitées par une dizaine de voix off à la virilité compatissante et larmoyante, on reste dans le domaine du gadget philosophique. On utilise les grands mots du répertoire (l’être, le néant, la vie, la mort, l’amour, la bonté, la haine), si possible en lettres majuscules, et on fait comme si tout le monde, forcément, s’entendait sur leur sens commun.

On oublie du même coup que ce sont précisément ces mots qui, souvent, ont été – sont encore – à l’origine de malentendus terribles qui mènent au conflit, à la violence et à la guerre. Dans son survol de tous les grands chapitres de la Bible, Malick aurait été bien inspiré de relire la fable de la Tour de Babel.

Que faire pour convaincre de la profondeur de son regard? Malick a trouvé: avoir recours à la grandiloquence. Qu’il invoque Rimbaud, notamment à travers la figure du «Dormeur du Val», Rousseau dans son attachement à une nature qui n’aurait pas encore été corrompue par l’homme, ou la Genèse par son imagerie d’un Eden perdu, le film avance par emphase. Ainsi peut-il s’autoproclamer, avec la lenteur qui sied à «la pensée qui réfléchit», sublime hymne à l’humanité. A ce titre, «La ligne rouge» est moins une oeuvre métaphysique que religieuse: elle assène plutôt qu’elle interroge.

Esthétiquement, le film est irréprochable. A plusieurs moments, «La Ligne rouge» m’a fait penser à une cathédrale: rythme lent, souligné par le «Requiem» de Fauré, invitant à la méditation; sens extraordinaire des couleurs travaillées avec la transparence d’un vitrail; polyphonie des voix qui renvoie à la tradition du choeur; sens de la lumière pour exalter l’au-delà. La question pourtant demeure en moi: que vient-on prier dans cette belle demeure, sinon une image acceptable de la guerre?

Le film de Terrence Malick me fait penser à ces églises sublimes qui ont été investies par les sponsors de l’humanisme primaire ou les marchands du temple de la bonne conscience. Car Terrence Malick, aussi talentueux soit-il, a lui aussi quelque chose à vendre et à montrer: sa propre vertu.

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Margot Steiner, 39 ans, est journaliste à Genève. Elle prétend avoir vu tous les films dont le titre contient l’adjectif «rouge».