KAPITAL

La révolution de Reuters sur le marché de l’info

L’agence de presse est en train de réinventer la TV en ligne. Sans intermédiaire. Interview de Tom Glocer, son président exécutif.

Vous n’avez pas fini d’entendre parler de Reuters. La vénérable agence prépare en coulisses l’un des plus ambitieux paris de son histoire: passer du statut de grossiste à celui de détaillant.

En d’autres termes, le géant des services financiers veut désormais concurrencer des marques comme CNN et BBC sur leur propre terrain, celui de la diffusion d’info à très large échelle vers le consommateur final: vous.

Ce n’est pas la matière première qui lui manque. Avec ses 2’300 journalistes répartis sur tous les points du globe, Reuters reste l’un des plus gros producteurs de données informatives. Mais depuis sa création en 1851, l’entreprise a toujours cultivé une stratégie de type business-to-business, tant dans le domaine financier (qui lui rapporte près de cinq milliards de dollars par an) que dans celui de l’actualité généraliste (quelques centaines de millions). De part et d’autre, ses clients sont toujours des professionnels. De la finance ou des médias.

A la tête du groupe depuis 2001, et premier non-journaliste parvenu à ce poste, l’Américain Tom Glocer, 46 ans, estime que les nouveaux clients potentiels de Reuters ne se limitent plus aux entreprises.

La migration vers le Web de l’industrie télévisuelle a fait chuter les coûts de diffusion, ce qui permet au grossiste d’images vidéo – qu’il est depuis longtemps – d’attaquer le marché de détail.

Arrivé au terme d’un vaste programme de restructuration baptisé Fast Forward qui vise à réduire les effectifs de Reuters de 4’500 personnes, Tom Glocer peut enfin s’attaquer à l’élargissement de son business.

Nous l’avons rencontré à la fin août dans les élégants bureaux genevois de la compagnie, qui jouent le rôle de back-up pour la multinationale: tout y est dupliqué de manière à reprendre le service au cas où le siège de Londres était victime d’une attaque.

Genève abrite aussi le siège de ses activités européennes. «Le marché suisse présente pour nous l’avantage d’être très exigeant en matière de service: si nos produits marchent ici, ils se vendront ailleurs, dit Tom Glocer. De plus, le pays est stable, sûre, et peu susceptible de devenir la cible d’un attentat.»

Vous avez lancé le site cialis soft gel en libre accès sur internet. Quel est son modèle économique?
Tom Glocer:
Personne ne peut prédire l’évolution du marché de l’information en ligne. Il faut donc expérimenter. Comme nous produisons énormément de contenu de grande qualité pour nos clients professionnels, pourquoi ne pas en utiliser une partie pour une offre qui s’adresse directement au consommateur final? Pendant des années, nous nous sommes contentés du rôle de fournisseur à l’arrière-plan, alors que les diffuseurs se constituaient des audiences formidables avec notre contenu.

Qu’est-ce qui a changé?
La diffusion de programmes de TV traditionnels nécessitait des investissements importants. Ce n’est plus le cas. Grâce à internet, on peut désormais diffuser de la vidéo en streaming à des coûts raisonnables, et concentrer ses dépenses pour le contenu. Du moment que nous avons déjà ce contenu, ainsi qu’une marque relativement connue au niveau mondial, sans oublier 2’300 journalistes à disposition, il est relativement facile de se positionner sur ce nouveau marché. Mais malheureusement, nous ne pouvons pas faire de ce projet notre priorité. La plus grande partie de nos investissements continue à aller du côté de nos services financiers, car c’est là qu’on fait le plus d’argent. Cela dit, j’aimerais beaucoup pouvoir développer, au cours des cinq prochaines années, une source de revenu significative avec le streaming vidéo, en imposant la marque Reuters.

Vous voulez faire de Reuters une marque grand public?
Elle l’est déjà, ce qui est assez surprenant si on tient compte de nos maigres efforts en matière de branding. Reuters est récemment apparu en deuxième position des marques britanniques les plus connues, selon les enquêtes d’Interbrand. Il est même arrivé qu’on dépasse des enseignes comme Gucci! Les gens voient les photos dans leur journal et remarquent qu’elles viennent de Reuters. Et le public plus âgé a entendu parler de l’histoire de la compagnie et de ses communications par pigeons voyageurs dès 1851, etc. Il y a d’ailleurs un décalage entre notre notoriété et la nature de nos activités. La marque est très visible, mais l’essentiel de nos affaires continue à s’effectuer dans le domaine professionnel. Désormais, nous voulons que notre business occupe autant de place que la marque. Il y a là un immense potentiel, surtout si l’on considère des marchés comme ceux de la Russie, de l’Inde et de la Chine.

A qui s’adressent vos nouveaux services?
Je pense à l’investisseur individuel. Outre nos systèmes pour les salles de trading, nous proposons des produits destinés à la gestion de fortune individuelle. Notre vision est la suivante: si nous pouvons avoir une relation directe, de type business-to-consumer, avec une clientèle relativement sophistiquée qui s’intéresse à l’actualité mondiale, et qui a aussi besoin d’information pour gérer ses propres finances, nous pouvons jouer sur les deux plans. Nos tests nous ont démontré que la marque Reuters est reconnue comme indépendante, neutre, juste et objective. Nous sommes donc bien placés. Si nous pouvons développer cette relation directe avec des individus privés, en même temps que des produits destinés aux conseillers financiers et aux gérants de fortunes, alors nous serons en mesure d’établir un lien intéressant entre les deux. Pour leur publicité, nos clients professionnels sont très intéressés à cette audience que nous agrégeons et que nous appelons les «influentials»: des gens jeunes, professionnels, éduqués, riches, clients pour la banque privée. De son côté, cette audience individuelle est intéressée à connaître les opportunités que proposent les professionnels de la gestion de fortune.

Est-ce le modèle économique de votre chaîne de TV en ligne?
C’est la direction que nous prenons. Mais on ne va pas dépenser des sommes délirantes pour réunir un public sans savoir qui va payer et comment. On avance donc relativement lentement, en utilisant un contenu qu’on produit de toute façon. Les modèles économiques sont multiples: le contenu vidéo est accessible gratuitement sur Reuters.com, pour attirer un public régulier; ensuite, nous commencerons à vendre des abonnements pour des produits semi-professionnels destinés aux clients individuels. Et évidemment, nous n’allons pas limiter cette offre aux marchés européens et américains. L’Inde offre un potentiel formidable pour nous. Nous venons d’ailleurs d’y lancer, en partenariat avec l’éditeur du Times of India, une chaîne d’info business et news sur le câble. Nous développons donc la marque Reuters, pour un service qu’on vendra peut-être seulement 5 dollars par mois, mais qui présente un fort potentiel.

Pensez-vous que Reuters ait commis une erreur, au début des années 80, en devenant fournisseur de CNN?
Je dis souvent à mes collaborateurs que Reuters aurait pu, aurait dû devenir CNN. A l’époque, Ted Turner n’avait que ses idées et sa vision. De son côté, Reuters était la plus grande agence de presse, avait un service TV, une bonne marque, et 1600 journalistes répartis tout autour du monde. Qui était le mieux placé pour lancer une chaîne d’info globale en continu? Mais Reuters s’est contenté de poursuivre son modèle économique traditionnel en vendant à CNN, pour un ou deux million de dollars par an, ses meilleures infos en continu. Ted Turner a donc pu se lancer et créer sa marque, son audience, et fidéliser ses téléspectateurs. Plus tard, Yahoo est arrivé sur le Web et là encore, Reuters a procédé de la même manière, en devenant fournisseur. Au lieu d’essayer d’être Yahoo, nous lui avons vendu une bonne partie de nos informations. Sauf que cette fois, nous avons été un peu plus intelligents, car nous avons investi un million de dollars pour acquérir 2,5% de la compagnie. Nous avons au moins reçu quelque chose en retour! Cela dit, je ne pense pas que c’était forcément une erreur de vendre nos infos à des services comme CNN et Yahoo. L’erreur, c’était de n’être qu’un grossiste. Si ces entreprises voulaient payer pour du contenu — et elles le veulent car elles ne peuvent pas le produire elles-mêmes –, ça ne me pose pas de problème de leur en vendre. Mais il ne faut pas leur vendre le meilleur de notre contenu. Il faut garder le meilleur pour le site de Reuters: le contenu le plus rapide, la meilleure qualité.

Votre image est très différente de celle de CNN…
En France et en Allemagne, le public considère que CNN transporte un point de vue américain. Reuters a l’avantage de n’appartenir à aucun pays. C’est un grand avantage. Il y a un petit côté ONU.

C’est un atout pour le marché global?
Je pense que la technologie nous permet d’agréger une audience de 20% en Allemagne, de 30% en Jordanie, 30% en Russie, etc. Avec le streaming vidéo, par Reuters.com ou par Microsoft XP media server, on n’a pas besoin de réunir une audience énorme, car les coûts de diffusion restent modeste. Avec le satellite ou le câble, le coût de ces canaux obligeaient à réunir des audiences considérables pour retrouver l’investissement de départ. Et par conséquent, dans la plupart des pays démocratiques, cela a entraîné une baisse de qualité des contenus vers le plus petit commun dénominateur. Exemple, Fox TV. Cette chaîne est contrainte d’adopter l’approche tabloïd si elle veut rentabiliser ses investissements. Avec le Web, au contraire, si vous pouvez prendre 10% dans un pays, 20% dans un autre, vous pouvez agréger une audience internationale intéressante, sans investir trop. Donc le développement économique qui est à l’oeuvre joue pour nous.

La concurrence est féroce sur ce marché…
Mais nous devons essayer. Je ne veux pas être celui qui se limite au marché de grossiste. Cela dit, la plus grande part de mon travail concerne la restructuration de l’aspect financier de notre business, qui est peut-être moins intéressant intellectuellement, mais c’est là que se trouve notre revenu.

Les producteurs de contenu devraient-ils devenir distributeurs?
Cela dépend. Si vous êtes une entrerprise de contenu, vous ne pouvez pas vous limiter à un canal. Il y a en gros trois étages: la TV (qui ressemble de plus en plus à un ordinateur), l’ordinateur (desktop ou laptop) et le téléphone mobile. Si vous distribuez votre contenu sur des appareils mobiles, vous êtes obligés de passer par un opérateur.

Dans quelle direction allez-vous développer vos services financiers?
Les internautes sont devenus très exigeants. Ils ont l’habitude d’aller sur Google et de trouver immédiatement l’information qu’ils y cherchent. Ils s’attendent donc à ce que leurs outils professionnels proposent les mêmes fonctionnalités, notamment pour les données financières. C’est le grand défi pour l’ensemble de notre industrie. Mais comme nous développons déjà des services destinés à l’usager individuel, nous avons un avantage: nous pouvons réutiliser leurs fonctions — facilité d’usage, de navigation — dans de nouveaux produits professionnels: ils sont donc basés sur une interface Web, ils intègrent une messagerie instantanée et bientôt des blogs. Nos clients professionnels sont aussi intéressés par des fonctionnalités telles que les chat-rooms, de manière à ce que les analystes puissent converser en direct avec les utilisateurs institutionnels, etc. Aujourd’hui, ce sont les technologies de grande consommation qui influencent les outils professionnels.

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Une version de cet article est parue dans le magazine Private Banking d’octobre 2005.