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…de mon sac à dos: André Malraux

Se plonger en compagnie de Malraux dans son «Miroir des limbes» revient à parcourir le XXe siècle dans sa complexité, sa richesse, ses différences. Suite de notre série estivale.

Mettons que, lassé de parcourir des montagnes qui demandent en somme de gros efforts à votre corps déjà épuisé par une année de travail, vous décidiez de vous payer une croisière qui, pendant quelques semaines, vous emmènerait par la Méditerranée et Suez vers l’Inde et, au-delà, vers Singapour et Hong Kong.

Quel serait le livre idoine à glisser dans la poche de votre sac à dos? Je viens de le découvrir: il est intitulé «Le Miroir des limbes», il est d’André Malraux.

Publié dans la Pléiade, il fait 1430 pages en petits caractères sur papier bible et pèse 500 gr pour un format de 11 cm sur 18. L’idéal, vous dis-je, d’autant plus que Malraux est lui aussi sur un paquebot pour une croisière en direction de la Chine. Hong Kong, précisément. Puis Pékin où il sera reçu par le gratin de l’administration chinoise, Mao en tête.

Il y a exactement quarante ans, en été 1965, Malraux, 64 ans et une demi-douzaine de vies derrière lui, ne va pas bien. Il vient de se séparer de sa troisième femme, Madeleine, et se paie une bonne déprime.

De Gaulle surveille avec inquiétude l’état de son vieux compagnon ministre de la Culture. A la mi-juin, il lui demande de partir en croisière pour se changer les idées. Commence alors un étonnant périple mi-officiel mi-officieux au cours duquel, pour la première fois depuis des années, l’écrivain met en chantier un ouvrage qui ne soit pas consacré aux beaux-arts. Il commence par l’intituler «Antimémoires»:

    Les gnostiques croyaient que les anges posaient à chaque mort la question: D’où viens-tu?» Ce qu’on trouvera ici, c’est ce qui a survécu. Parfois, je l’ai dit, à condition d’aller le chercher. Les dieux ne se reposent pas de la tragédie que par le comique; le lien entre l’«Iliade» et l’«Odyssée», entre «Macbeth» et «Le Songe d’une nuit d’été», est celui du tragique et d’un domaine féerique et légendaire. Notre esprit invente ses chats bottés et ses cochers qui se changent en citrouilles à l’aurore, parce que ni le religieux ni l’athée ne se satisfont complètement de l’apparence. J’appelle ce livre «Antimémoires», parce qu’il répond à une question que les Mémoires ne posent pas, et ne répond pas à celles qu’ils posent.» (p.16)

Publiés en 1967, ces «Antimémoires» connaissent un succès fulgurant. Je me souviens d’avoir, à l’époque, replongé avec émotion dans le climat de la «Condition humaine», le fameux prix Goncourt 1933 consacré la révolution chinoise. Puis, quelques mois plus tard, on retrouva un Malraux halluciné accroché aux bras de politicards repus et rondouillards en tête de la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 contre la chienlit dénoncée la veille par le général-président.

Cette pose réactionnaire me dégoûta et, à l’exception des «Chênes qu’on abat…» (1971), je cessai ma longue fréquentation malracienne. «On ne peut pas, me disais-je, affirmer depuis quarante ans que l’homme est ce qu’il fait et finir ainsi au bras d’un Michel Debré après avoir fait le coup de feu aux côtés des républicains espagnols.» J’avais tort. J’oubliais que ce que faisait Malraux n’était pas de la politique, mais une œuvre littéraire, j’oubliais que, quoique ministre pendant de longues années, Malraux était un artiste.

Cette œuvre, je l’ai redécouverte avec surprise, par hasard, en prenant un soir dans ma bibliothèque le troisième volume des Œuvres complètes, cadeau jamais ouvert. Il contient, dans leur version définitive de 1976, les écrits «autobiographiques» de Malraux, réunis sous le titre «Le Miroir des limbes».

Très beau titre qui permet à Malraux de jouer au mystérieux, de parler d’un lieu inidentifiable, mais cependant prometteur de béatitude puisque, pour le dire en termes peu théologiques, les limbes sont à l’origine une sorte d’antichambre du paradis. Cette imprécision géographique lui permet de couvrir d’un voile léger les fluctuations identitaires du narrateur, du personnage qui en «1965, au large de la Crète» commence à se raconter en écrivant:

    «Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier du Vercors. Nous nous retrouvâmes peu de temps après l’évasion dans un village de la Drôme dont il était curé… »

Il ne s’arrêtera que neuf cents pages plus loin:

    «Par l’acte créateur, l’artiste invente une autre corrélation fondamentale. C’est pourquoi j’ai écrit, il y a vingt-cinq ans, que nous éprouvions l’art comme un anti-destin. Il le restera tant que durera cette civilisation».

Entre temps, de détails très concrets aux grandes envolées esthétiques, anthropologiques ou philosophiques, Malraux (ou du moins le «je» qui lui sert de paravent) nous aura entraîné de 1940 à 1968, en passant l’Inde de Nehru en 1958, la Chine de Mao en 1965 ou Mai 68, en passant aussi par ses livres, chez ses amis, dans toutes sortes d’endroits.

La construction du livre est très complexe et sur la fin de sa vie, l’écrivain ne cesse de le remanier avant de lui donner sa forme définitive, qui n’est probablement restée telle que parce que l’écrivain est mort quelques mois plus tard, en novembre 1976, à l’âge de 75 ans.

Voyageur infatigable porté par une curiosité insatiable envers l’Autre — les non Européens –, Malraux n’a pas cessé de réfléchir au mystère de la création humaine, des grandes religions, des systèmes politiques aussi.

Se plonger en sa compagnie dans ce «Miroir des limbes» revient à parcourir avec lui le XXe siècle dans sa complexité, sa richesse, ses différences. C’est découvrir au fil de soliloques inquiets ou de dialogues animés le formidable tableau d’un monde dont les acteurs s’appelaient de Gaulle, Mao, Nehru ou… Malraux!

Ainsi son traitement des événements de Mai 68 en trente pages (pp 546-576). L’épisode est daté du lundi 6 mai 1968 — la bagarre entre les étudiants et la police dure alors depuis le vendredi précédent:

    Au ministère, j’attends Max Torrès. Nous étions amis au temps de la guerre d’Espagne. Secrétaire d’Etat pour la Catalogne, communisant mal vu du parti, ex-psychanalyste. Je l’avais d’abord connu à Pontigny. Emigré en 1938, professeur à l’université de Mexico, puis à Berkeley, où il dirige le séminaire de chimie du cerveau depuis 1958. Je ne l’ai pas vu depuis trente ans.

Le lieu est réel, la date bien choisie, mais le personnage est fictif et le ton est du meilleur Malraux romanesque. Max Torrès n’a jamais existé, c’est une invention de circonstance qui permet à l’écrivain de reprendre sa posture de gauche et de rappeler, par opposition, son identité propre.

    Entre un vieillard en tweed, main tendue. Son visage n’est pas méconnaissable, mais l’âge l’a marqué comme un sculpteur mécontent […] Nous nous étreignons à l’espagnole avec un peu de malaise: que d’années séparent ma vie de la sienne! «C’t’étonnant! Je me disais, en montant ton noble escalier du XVIIIe siècle: des amis qui se seraient quittés avant la Révolution française, et qui se reverraient après la mort de Napoléon…»

Commence alors une longue conversation sur la jeunesse d’avant-guerre et celle qui se bat dans la rue, sur la drogue, sur le freudo-marxisme, etc., tous thèmes inspirés par l’actualité. A intervalles réguliers un huissier interrompt la conversation pour remettre, sur un plateau d’argent, les télex qui informent le ministre d’Etat du déroulement de l’insurrection.

Difficile dans ses conditions, d’échapper aux propos d’anciens combattants:

    [Max Torrès :] – Tu penses à des spectacles, à des… voix, genre: Ici Budapest. Oui… Depuis notre guerre d’Espagne, je n’ai jamais retrouvé l’absinthe… Moi quand je pense aux choses disparues, je pense aux idées. Les hôtes de passage. Je croyais qu’elle dureraient bien plus longtemps que moi. Je pense surtout aux mythes, enfin à ce que nous appelions les mythes quand nous ne savions pas ce que c’est. L’Inconscient, le Progrès, la Révolution et caetera. Les hôtes de passage, oui, c’est bien ça!

    [André Malraux :] – Nous disions mythe à cause du mot mythologie. La libido, en tant que Vénus.

    – L’Histoire en tant que Dieu, pur-et-simplement!

    – Non. J’ai cherché ce que pouvaient bien avoir de commun l’Histoire et l’inconscient, le Progrès, la Nation, le Parti, tout son Olympe. Tous, depuis la Raison jusqu’aux complexes et aux partis totalitaires (les seuls vrais…), sont des tueurs de dieux. Et leurs héritiers… Mais il faut que nos abstractions trouvent une espèce d’âme…

    – Alors qu’est-ce qui la leur donne?

    – De trouver des ennemis. Même pour l’irrationnel, notre civilisation emploie un vocabulaire rationnel. Mais nous visons dans des ectoplasmes — les matérialisations au sens spirite du mot. Les Anciens incarnaient des forces pour les diviniser; nous, nous incarnons nos concepts. Tes hôtes de passage: Inconscient, Progrès, Révolution, Prolétariat, sont des ectoplasmes. Les idées qu’on charge d’un destin, les majuscules… Tout le monde en veut; dans mille ans, on tentera de comprendre ce que furent le dieu Inconscient et la déesse Révolution. Mais nous, nous sommes dedans.

A la fin de leur conversation, Malraux demande à son ami la raison de sa venue. Ce dernier lui raconte que, travaillant sur la chimie du cerveau, il a un collègue qui a mis au point une drogue qui dépasse toutes les autres qu’elles soient naturelles ou artificielles. Une drogue extraordinaire qui n’apporte ni dépression ni accoutumance. Un étudiant l’a essayée, il n’a pu en dire qu’une chose: c’était le paradis:

    Mon collègue n’a conservé que deux doses. Quand il a su que je venais ici, il m’en a remis une pour toi. Si tu n’en veux pas, je la rendrai…

Il est notoire que depuis sa jeunesse et la découverte de l’Asie, Malraux passait pour un adepte des paradis artificiels. Mais je n’en ai jamais lu confirmation sous sa plume. Il faudra Mai 68 pour qu’il aborde l’argument.

La proposition de son ami le laisse froid en un premier temps. Ils poursuivent leur dialogue sur les drogues. Mais au moment de le raccompagner, Malraux lui lance :

    – Donne les sachets.

On ne saura jamais si c’est ce qu’il avait pris pour la manif gaulliste du 30 mai, cette manif où il donne l’air de planer loin au-dessus du million de manifestants.

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André Malraux, « Œuvres complètes », tome III, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1996.