Vous avez l’impression que le temps se raréfie? Vous aimeriez rajeunir votre expérience du moment présent? Alors lisez cette chronique: c’est maintenant ou jamais.
J’y suis entrée en curieuse… pour me retrouver très rapidement transformée en acheteuse potentielle. «Ces gants ne sont vraiment pas chers. Moins de vingt francs, c’est quasi donné!» Mon regard quitte le bac où reposent des dizaines de clones du produit convoité et s’arrête sur une pancarte: «Jetzt oder nie!»
«Maintenant ou jamais!» Cette injonction consumériste m’avait déjà frappée il y a peu chez Globus, qui jouait aussi la carte de l’urgence. Ici, dans le magasin de la chaîne allemande Tchibo qui vient de s’ouvrir à Berne (d’ici 2006, soixante autres commerces du même type devraient s’installer en Suisse), ce slogan revêt une pertinence toute particulière.
En effet, il se peut fort bien que demain, je ne retrouve plus une seule paire de gants à vingt francs, ni aucun des articles qui m’entourent aujourd’hui. Chez Tchibo, c’est «chaque semaine un nouveau monde» («jede Woche eine neue Welt»). Tout participe à la fièvre acheteuse, car tout est hyperavantageux, hyperfutile et hyperéphémère.
Entre les rayons de Tchibo, me voici replongée dans «Les temps hypermodernes» que je viens de lire. Le dernier ouvrage de Gilles Lipovetsky annonce notre passage à l’âge «hypermoderne».
«Hypercapitalisme, hyperterrorisme, hyperindividualisme, hypermarché, hypertexte. Tout est hyper aujourd’hui. Au point que la notion de postmodernité devient un peu désuète», diagnostique l’auteur.
La société postmoderne, caractérisée par l’écroulement des grandes idéologies et le développement de l’individualisme; la vie en «libre service», c’est du passé.
La société hypermoderne apparaît comme celle où l’on vit le temps comme une préoccupation majeure. Elle se signale par la généralisation du règne de l’urgence. «L’époque hypermoderne est contemporaine du sentiment de raréfaction du temps.»
Ce nouveau rapport au temps est illustré par la passion consumériste. Pour Lipovetsky, nul doute que la fièvre des achats ne soit un pis-aller, une manière de combler la vacuité du présent et du futur («Compulsion présentiste de la consommation et rétrécissement de l’horizon temporel de nos sociétés font bien système», écrit-il).
Le désir fondamental du consommateur hypermoderne serait de rajeunir son expérience du temps, la revivifier par des nouveautés s’offrant comme des semblants d’aventures. Il faut, selon le sociologue-philosophe français, penser l’hyperconsommation comme une cure de jouvence émotionnelle indéfiniment recommencée. «Dans la furie consumériste s’exprime le refus du temps usé et répétitif, un combat contre le vieillissement du senti qui accompagne l’ordinaire des jours.»
Le slogan «Maintenant ou jamais», l’incitation à la satisfaction immédiate des envies, est emblématique de cette culture du primat de l’ici-maintenant. Partout se déploie l’obsolescence accélérée — une semaine chez Tchibo — des produits de l’offre et des mécanismes de la séduction.
«L’extase du toujours nouveau s’est substitué aux espérances du futur. Aux politiques de l’avenir radieux a succédé la consommation comme promesse d’un présent euphorique», constate Lipovetsky.
De passage à Paris, j’hésitais entre l’expo de Hirschhorn et une galerie qui me déçoit rarement: les vitrines de Sonia Rykiel comme autant d’installations sur le Boulevard St-Germain. Ne m’étant pas déplacée dans la capitale française pour me replonger dans mon Blocherland quotidien, j’ai opté pour la boutique de luxe.
Oh! surprise, un slogan en rien dans l’air du temps m’y attendait: «Les belles choses que vous réservent l’avenir… » figurait sur chaque vitrine, rédigé dans les principales langues européennes. Quelle lecture en faire? Au premier, au deuxième, à moins que cela ne soit au troisième degré?
La grande prêtresse de la mode parisienne refuserait-t-elle d’entrer dans l’hypermodernité?