Emir Kusturica a toujours parlé d’amour, mais jamais de manière aussi simple, aussi sentimentale, aussi pudique que dans «La Vie est un miracle».
Un père et un fils discutent de leurs priorités dans la vie. Pour le premier, il n’y a que les sentiments qui comptent. Pour le second, c’est la vitesse qui donne de l’intensité à l’existence. Emir Kusturica donne raison à l’un et l’autre dans «La vie est un miracle», où la vitesse exacerbe les sentiments.
A pied, à vélo, à cheval, à moto, en voiture, en train, en chariot d’hôpital, en luge, en brancard ou en lit nuptial volant, tous les personnages se déplacent, bougent, s’activent avec frénésie. Car s’arrêter, c’est mourir. L’ivresse qui les habite — et qui donne le tournis au spectateur — provient de ce mouvement perpétuel, de cette agitation en boucle, qui rappelle que la terre, comme tous les fêtards de ses films, est vraiment ronde.
Mais les transports de «La Vie est un miracle» sont aussi affectifs: rage, colère, fureur, jalousie, tristesse et surtout amour traversent cette fresque panthéiste. Même les animaux sont dotés de ces émotions. Les ours sauvages qui envahissent les maisons annoncent les férocités à venir; les chats et les chiens, tels des ennemis ancestraux, se battent pour un pigeon farci; les poules finissent au pot comme leur destin l’a décidé; les vautours, dont les petites plumes blanches tombées du ciel font croire à du pollen printanier, meurent aussi et les colombes se posent, inconscientes, sur le fût d’un canon.
La palme de l’animal le plus attachant revient à l’ânesse qui attend de mourir d’amour sur les rails où le train ne passe pas. Cette ânesse qui pleure sera l’instrument du miracle annoncé par le titre, l’animal qui sauvera les hommes de leur cruauté. Pour dire la renaissance de l’amour au milieu des fracas du monde, Kusturica invente un bestiaire enchanté.
«La Vie est un miracle» comprend deux parties assez distinctes. La première met en scène le traditionnel petit théâtre grotesque de Kusturica avec ses personnages rabelaisiens, ses truculentes séquences villageoises et ses rêves teintés de surnaturel. On y trouve pêle-mêle des mafieux en train de sniffer des rails de coke, des hommes politiques rongeant des os à moelle comme s’ils suçaient la cervelle d’un oiseau, des folles nymphomanes, des villageois qui font la bombe avant qu’elle ne leur tombe dessus, des fanfares en coma éthylique, un arriviste qui boxe le cul de sa femme qui en redemande et un militaire serbe qui se branche sur le téléphone rose par satellite avant d’exploser en vol.
On ne s’ennuie pas une seconde dans ce bastringue, malgré un sentiment de «déjà-vu». Mais la mise en scène est tellement virtuose et généreuse qu’on se laisse gaver sans se soucier de sa ligne.
Si les films étaient des aliments, ceux de Kusturica auraient au moins 1’000 calories aux 100 grammes. Le cinéma roboratif du réalisateur serbe n’est pas fait pour les petites natures. C’est pourtant la deuxième partie, émouvante comme rarement chez Kusturica, qui autorise à penser que «La Vie est un miracle».
Pour la première fois, le réalisateur abandonne partiellement l’exubérance des scènes de groupe pour se concentrer sur une relation duelle, celle d’un Serbe et d’une musulmane que la guerre, paradoxalement, aura réuni. On passe alors du foisonnement païen à la Brueghel aux solitudes amoureuses de Chagall, peintre avec lequel Kusturica partage le goût des lévitations, des animaux volants et de la musique.
Nous sommes en 1992, dans un village isolé de Bosnie qui se réjouit d’inaugurer la ligne de chemin de fer qui le reliera au reste de la Yougoslavie. Mais la guerre va éclater, annoncée par quelques fièvres nationalistes et un match de football qui dégénère en guérilla. La voie ferrée devient voie de garage à la grande tristesse de Luka, ingénieur des chemin de fers, plaqué par sa cantatrice de femme et désespéré de voir son fils Milos enrôlé dans l’armée serbe, puis fait prisonnier par l’ennemi.
«Je voulais montrer un homme en guerre avec lui-même, un homme doux, pacifique, que le conflit rattrape et confronte à un dilemme», dit Emir Kusturica. Ce dilemme, c’est celui de Lukas, contraint de choisir entre son amour paternel et sa passion pour Sahaba, jeune infirmière musulmane, dont il est tombé amoureux.
S’éprendre de son otage, l’affaire n’est pas simple, surtout quand l’otage est la monnaie d’échange pour libérer son fils! Que faire pour sauver les deux? Emir Kusturica, génie des portraits de groupe, a toujours parlé d’amour, mais jamais de manière aussi simple, aussi sentimentale, aussi pudique, que dans «La Vie est un miracle».
Ce Roméo et cette Juliette des Balkans, le cinéaste les filme comme s’il s’agissait de leur première fois, avec délicatesse, mezzo voce, un comble pour celui qui aime tant les fanfares! Le Serbe et la Bosniaque sont une île de paix au milieu de la guerre. On croit à leur amour, comme aux larmes de l’ânesse amoureuse. Sur son arche, Noé Kusturica, humaniste foutraque, a choisi de sauver du déluge ceux qui croient à l’amour comme force de résistance. Entre Shakespeare et la Fontaine, «La Vie est un miracle» croit encore en l’utopie du cinéma.