LATITUDES

L’étonnante influence de René Girard sur l’économie américaine

Figure de la Silicon Valley, l’investisseur Peter Thiel dit avoir trouvé dans les théories du penseur français le mécanisme gouvernant l’économie, la technologie et la politique. Le vice-président JD Vance s’est aussi reconnu dans sa vision de la rivalité mimétique. Analyse.

Que vient faire l’anthropologue français René Girard (1923-2015) dans les stratégies économiques de la Silicon Valley et, plus largement, du gouvernement américain? Pour Peter Thiel, investisseur star des technologies digitales, la pensée du théoricien français fournit un cadre intellectuel redoutable: elle éclaire à la fois la puissance virale des réseaux sociaux et les impasses de la démocratie, système qu’il méprise. Interprétant de manière très personnelle les écrits de l’anthropologue, Peter Thiel promeut l’élan individuel et l’innovation élitiste plutôt que l’égalité et la délibération politique. Cette vision discutable de l’œuvre de René Girard influence également le vice-président JD Vance et irrigue le trumpisme.

Une rencontre sur les bancs de Stanford

Ancien élève de René Girard, dont il a suivi les cours à l’université de Stanford, Peter Thiel ne cache pas qu’il a été profondément marqué par ses écrits. Sa pensée l’a accompagné tout au long de sa carrière, depuis ses débuts de trader pour Credit Suisse jusqu’à ses investissements récents dans les Enhanced Games – un tournoi permettant aux athlètes de se doper sans limite –, en passant par la création de Paypal et des placements avisés dans des start-ups (Facebook, LinkedIn, Airbnb et Spotify notamment). À la tête d’une fortune évaluée à 20 milliards de dollars, Peter Thiel est aujourd’hui le principal mécène des études girardiennes. Il finance des colloques sur sa pensée et une branche de sa fondation, Imitatio, est dédiée à la recherche autour de la théorie mimétique de René Girard. Quant à JD Vance, dont Peter Thiel avait fait la connaissance à l’université de Yale, il a écrit dans son autobiographie à quel point la vision du monde de René Girard l’a touché: «Sa théorie de la rivalité mimétique, selon laquelle nous avons tendance à rivaliser pour les choses que les autres veulent, faisait directement écho à certaines pressions que j’avais ressenties à Yale.»

Libertarien conservateur, Peter Thiel a soutenu financièrement la candidature de JD Vance au Sénat en 2022, après avoir contribué aux campagnes présidentielles de Donald Trump en 2016 et en 2020. Son objectif est limpide: mobiliser son influence et sa fortune pour orienter le monde des nouvelles technologies vers l’extrême droite, tout en plaçant ses proches au plus près du pouvoir.

Désir et bouc émissaire : la pensée de René Girard

Par l’intermédiaire de Peter Thiel et de JD Vance, la théorie de René Girard se retrouve donc, dix ans après sa mort, au cœur du pouvoir américain. Sa pensée ne s’appuie sur aucun travail de terrain, mais emprunte beaucoup à la psychanalyse et aux exemples littéraires. Bien qu’éloignée de la réalité comme de la complexité des sociétés humaines, sa théorie se veut englobante: elle cherche à comprendre les mécanismes fondamentaux nous gouvernant.

Comment la caractériser? En résumé, René Girard soutient que le désir humain est mimétique: nous ne désirons pas spontanément, mais imitons le désir des autres, ce qui engendre rivalité et conflit. Selon lui, le désir humain n’est pas autonome mais imitatif. Lorsque cette rivalité dégénère en inévitable violence collective, les sociétés humaines la résolvent par un mécanisme sacrificiel: la désignation d’un bouc émissaire. Pour résoudre les tensions mimétiques, les groupes humains canalisent donc la violence sur une victime innocente, rétablissant ainsi temporairement la paix sociale. C’est ce processus qui, selon Girard, aurait donné naissance aux mythes fondateurs, qui institutionnalisaient le sacrifice afin de prévenir la violence: une sorte de soupape de sécurité.

Profondément croyant, René Girard estime que le christianisme a révélé ce mécanisme en le dénonçant. Jésus Christ est une victime innocente; sa mort ne justifie pas la violence. Son sacrifice met à nu le mensonge du bouc émissaire et ses mécanismes pour, in fine, en sortir – et se démarquer des sociétés préchrétiennes.

Une aversion pour la démocratie

Comment une pensée aussi complexe que celle de René Girard en est-elle venue à irriguer la vision politique et économique de Peter Thiel et, par extension, celle de JD Vance? Selon Bernard Perret, socioéconomiste spécialiste de la pensée girardienne, «on voit que Peter Thiel a été l’élève de René Girard – il y a un fil conducteur. Ce qu’il en a retenu, c’est une certaine forme de pessimisme au sujet de la démocratie, une vision négative du contrat social. Peter Thiel s’est emparé de cet aspect de la pensée girardienne pour développer une vision fondamentalement anti-démocratique: le pouvoir doit être donné aux innovateurs, à la tech. C’est une forme de techno-fascisme.»

Vision rétrograde du droit de vote des femmes, oppositions aux politiques de diversité, soutient à la droite suprémaciste sont autant de positions qui viennent se greffer sur l’orientation politico-économique de Peter Thiel. Le milliardaire s’inscrit clairement dans la mouvance libertarienne, qui cherche à maximiser la liberté individuelle et le libre marché tout en minimisant – voire en supprimant – l’Etat providence. «Il veut le moins d’Etat fédéral possible et le dit clairement: la démocratie est un problème, car elle nous bloque dans notre développement», explique le journaliste du Temps Stéphane Bussard, spécialiste des États-Unis et co-auteur de l’ouvrage «#Trump» (2016). Peter Thiel l’a écrit: «Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles.» Même son de cloche chez JD Vance: une profonde aversion pour la bureaucratie, l’ordre juridique et la démocratie.

S’inspirant de Girard au sujet de la violence mimétique, quitte à lui tordre le bras, Peter Thiel et JD Vance considèrent les innovateurs à succès comme des victimes potentielles de l’envie sociale et de la persécution étatique. Ils lisent Girard comme une critique de l’égalitarisme et de la démocratie: une invitation à privilégier l’initiative individuelle.

Facebook et monopoles: le mimétisme au cœur de la stratégie de Thiel

Peter Thiel voit la théorie mimétique de René Girard comme le mécanisme gouvernant l’économie, la politique et la technologie. Or selon lui, la logique de concurrence est profondément stérile. En dénonçant les rivalités mimétiques comme sources de conflits et de stagnation, il promeut une vision élitiste de l’innovation: il s’agit d’échapper au mimétisme par la création de monopoles technologiques. «La compétition, c’est pour les nuls», écrivait-il dans son livre «Zero to One» (éd. Lattès, 2015).

«Peter Thiel estime que le pouvoir doit être donné aux innovateurs de la Silicon Valley. On sort de la rivalité par une sorte de monopole technologique, justifié par le fait que celui qui mène la danse est un novateur qui rend service à l’humanité!», s’étonne Bernard Perret, qui a consacré récemment un livre à l’anthropologue français («Violence des dieux, violence de l’homme: René Girard, notre contemporain» (éd, du Seuil, 2023),

De manière plus cynique, Thiel a bien compris la nature imitative du désir chez Girard, ce qui n’est pas sans lien avec son investissement dans les débuts de Facebook. Ce réseau social «s’est d’abord répandu par le bouche-à-oreille, et il porte justement sur le bouche-à-oreille – il est donc doublement mimétique. Les réseaux sociaux se sont révélés plus importants qu’on ne le pensait, parce qu’ils touchent à notre nature profonde», dira le milliardaire au New York Times en 2015, à l’occasion d’un article sur la mort de René Girard. Pour Bernard Perret, «les réseaux sociaux se seraient sans doute créés sans Peter Thiel, mais il a misé dès le départ sur ces technologies, précisément parce qu’il avait compris que le désir est imitatif, contagieux – et monétisable.»

L’inversion des bouc-émissaires

Adeptes de la théorie girardienne du bouc-émissaire, Peter Thiel et JD Vance la retournent comme un gant: ils considèrent que les victimes de ce phénomène ne sont pas les pauvres, les Hispaniques ou les migrants, mais les classes blanches défavorisées, lesquelles auraient été injustement stigmatisées par les élites de la gauche et un présumé «Etat profond». Selon le même principe, les innovateurs et les milliardaires de la Silicon Valley seraient eux aussi devenus les boucs émissaires d’une société égalitariste.

Il s’agirait donc, selon le Dr Luke Munn, chercheur associé à l’Université du Queensland (Australie), spécialiste des cultures numériques et de la radicalisation d’extrême droite, de prendre la défense d’une «classe hégémonique – les hommes blancs et conservateurs –, mise sous pression par la cancel culture, le politiquement correct ou les initiatives en faveur de la diversité». Une vision du monde qui paraît bien loin de celle de René Girard. Comme le rappelle Bernard Perret, le théoricien français était «celui qui a mis à jour les logiques d’exclusion et de stigmatisation. Ironiquement, sa pensée est cruciale pour décrypter ce qu’il y a de plus pathologique dans le conservatisme de Peter Thiel, de JD Vance ou de Donald Trump, et son agressivité.»


René Girard, un anthropologue hors-sol

Né en 1923 à Avignon, René Girard s’installe aux États-Unis en 1947, où il devient professeur de littérature comparée et obtient un doctorat d’histoire.Son parcours le mène à Stanford (Californie), après des années à l’Université Johns Hopkins (Maryland) et à celle de Buffalo (État de New York), où il vivra jusqu’à sa disparition en 2015, à l’âge de 91 ans. Méconnu et peu cité de notre côté de l’Atlantique, si ce n’est presque anonyme, il a cependant été élu à l’Académie Française en 2005.

Ami de longue date de René Girard, le philosophe Michel Serres (1930-2019) parlait de lui comme du «nouveau Darwin des sciences humaines». Évoluant dans le cadre de la critique littéraire, René Girard a mêlé littérature, psychanalyse et théologie pour aboutir à une anthropologie religieuse particulière, et «hors-sol». Chez lui, aucun travail de terrain. Ses exemples sont principalement littéraires – les personnages de Cervantès, Stendhal ou Dostoïevski lui sont chers – et côtoient une analyse quelque peu générale des sociétés que l’on considérait «archaïques» ou des mythes fondateurs. Il a par conséquent très peu été commenté par les milieux académiques de l’anthropologie ou des sciences humaines au sens large. Toutefois, c’est bien une théorie anthropologique cherchant à mettre à jour les mécanismes fondamentaux des sociétés humaines que René Girard va produire au long de sa carrière.

Spécialisé en anthropologie, Benjamin Meier est titulaire d’un master en science des religions de l’Université de Lausanne. Il est actuellement journaliste stagiaire à Large Network à Genève.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME Magazine.