CULTURE

«Capturing the Friedmans», le meilleur documentaire de l’année

Actuellement à l’affiche, le film d’Andrew Jarecki montre la lente désintégration d’une famille américaine après l’arrestation du père accusé de pédophilie. Un documentaire insaisissable, vertigineux et passionnant.

«Capturing the Friedmans» ressemble à du sable mouvant. Plus on avance dans la narration, plus le film se dérobe à notre raisonnement, à notre discernement, à notre désir de vérité. Il y a plusieurs raisons à cette confusion — la nôtre pas celle du film, dont l’architecture est impeccable.

La première relève de la multiplications des points de vue (celui des bourreaux, des victimes, des enquêteurs et des témoins), dont aucun n’est fiable; la seconde de la sophistication du montage qui mêle films de famille en super 8 et interviews récentes; la troisième résulte de la modification des témoignages au fil du temps (le film couvre plusieurs années). «Capturing the Friedmans» emprunte la forme de la télé-réalité, ou plutôt du docu-soap, pour instruire une enquête qui se termine par mille points d’interrogation.

Après 1h45 de projection, on ne sait toujours pas quoi penser de cette sale affaire. Qui est coupable? Et de quoi? Les crimes dénoncés ont-ils vraiment eu lieu? Le père a-t-il abusé de ses fils? Les fils ont-ils hérité du vice de leur père? Le système des aveux est-il fiable? Qui manipule qui? Pour voir clair dans ce documentaire en tous points fascinant et déstabilisant, le plus simple est d’en trier tous les paramètres, un à un.

L’histoire
Dans les années 80, les Friedman, famille juive américaine issue de la classe moyenne, voient leur monde s’écrouler quand le père, enseignant modèle, est accusé d’avoir abusé de plusieurs enfants. Pire, un de ses fils, Jesse, 18 ans, serait son complice. Un soir de Thanksgiving, les deux hommes sont embarqués par la police sous les yeux des médias qui s’empressent de répercuter le sordide fait divers. Quelques mois plus tard, 1000 chefs d’inculpation leur seront signifiés. Atroce fait divers ou fantasme collectif? Quoiqu’il en soit, la communauté locale se déchaîne et la famille se désintègre.

L’origine du film
Au départ, Andrew Jarecki souhaitait réaliser un film sur les clowns d’anniversaire dans la région de New York. Il a donc accompagné pendant trois mois le plus fameux d’entre eux, David Friedman. En cours de tournage, David, très agressif à l’égard de sa mère, ne cessait d’évoquer un secret de famille dont il ne pouvait pas parler. Intrigué par son comportement, étonné par sa colère, Andrew Jarecki a commencé à faire des recherches et a découvert toutes les coupures de presse relatives à la famille Friedman, exposée à la vindicte populaire dans les années 80. Le documentaire changea alors d’objet. Pour l’aider dans son investigation, David Friedman lui remet tous les films en super 8 tournés en famille, d’abord par son père qu’il n’a cessé d’adorer puis par lui-même et son frère. Tout a été enregistré, les moments heureux comme les périodes de crise. En tout, 25 heures de vidéo. Ce matériau sera combiné avec les témoignage, treize ans plus tard, des mêmes protagonistes.

Télé-réalité transgressée
Grâce à cette matière providentielle, Andrew Jarecki a réalisé un documentaire in vivo sur la désintégration d’une famille. Tout est vrai. Les protagonistes de l’affaire — les Friedmans, les avocats, les journalistes et les témoins — sont bien ceux qu’on voit à l’écran et rien n’a été reconstitué. Pourtant, cette vérité dans la méthode n’inclut aucune vérité philosophique. Pourquoi? Parce que les propos de tous les personnages sont habités par le déni, le mensonge (mais peut-être pas), l’affabulation, la pression de la police ou des parents, la haine de l’autre, la contradiction, le mimétisme de groupe, la foi en ce qu’ils rêvent plutôt qu’en ce qu’ils vivent. Le vrai n’induit pas forcément la vérité, ni l’exhibitionnisme la transparence. Telle est une des morales du film. La seule chose dont on puisse être sûr, c’est de la pédophilie du père. Il l’avoue lui-même en confessant qu’enfant il faisait l’amour à son frère cadet — lequel ne s’en souvient pas du tout. A la toute fin du film, on découvrira néanmoins que ce petit frère est devenu homosexuel.

Brûlot contre la justice américaine
Le film dénonce moins une erreur judiciaire qu’une erreur dans la procédure judiciaire: ce fameux «plaider coupable» américain qui assure à l’accusé une réduction de peine tandis que le «non coupable» peut se révéler fatal si la preuve de son innocence n’est pas faite. Ce système pervers encourage ouvertement le faux témoignage et les arrangements entre avocats. Sans preuve matérielle autre que la perquisition de revues pornographiques illégales à son domicile, la justice a condamné le père qui s’est suicidé en prison et le fils qui a écopé de treize ans de prison. La justice américaine est non seulement coûteuse, affirme Jarecki, mais elle est aussi broyeuse de destins.

Critique acerbe de l’hystérie collective
Le réalisateur décrit l’hystérie qui s’empare de la banlieue cossue de Long Island dès que les premiers éléments de l’enquête furent révélés. Il a retrouvé des enfants qui s’étaient plaints d’avoir été violés et qui se rétractent aujourd’hui. Ils disent avoir été influencés par la police ou par leurs parents. Mais d’autres persistent dans leurs déclarations, faisant par le menu le récit de ces orgies scolaires. Même la mère, haïe de ses fils, finira par se désolidariser de sa famille, de son mari essentiellement, pour rejoindre la norme de son quartier, de ne pas être exclue du voisinage, de pas être une paria. Elle se remariera des années plus tard.

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«Capturing the Friedmans» est actuellement sur les écrans romands. Il a reçu le grand prix du jury à Sundance en 2003.