CULTURE

Elle ne tue pas par amour mais pour continuer d’aimer

Inspiré de la vie de la première tueuse en série américaine, «Monster» témoigne d’une compassion sans mièvrerie à l’égard de son héroïne. Charlize Theron et Christina Ricci donnent chair et âme à ce road movie meurtrier et paradoxalement très émouvant.

Si le genre «serial killer movie» a beaucoup égrené à Hollywood depuis «Le Silence des agneaux», rares sont les films qui prennent le risque, moral, esthétique, d’adopter le point de vue du tueur. Deux viennent à l’esprit qui se distinguent du lot par l’intelligence de leur mise en scène. Le premier, «Henry, Portrait Of A Serial Killer» de John McNaughton, montrait de manière clinique, sans états d’âme, le comportement d’un psychopathe pour qui tuer était un besoin vital. Proche du documentaire, le film tentait de comprendre ce qu’est la pulsion meurtrière.

Le second, «J’ai pas sommeil» de Claire Denis, inspiré de l’affaire Paulin, suivait avec une certaine douceur les agissements d’un assassin aimé de ses proches et intraitable avec ses victimes. Dénué de tout voyeurisme et vidé de toute violence inutile, le film fut néanmoins jugé ambigu par tous ceux qui estiment que le mal ne peut être que monolithique. «Monster» de Patty Jenkins lui ressemble sur ce dernier point: le tueur, en l’occurrence la tueuse, n’est pas un être détestable. Ses actes le sont, mais pas elle qui inspire une certaine compassion. Parce qu’elle-même fut sujette à la violence, certes, mais surtout parce que cette misérable prostituée, devenue pour le FBI la première «serial killeuse» des Etats-Unis, était aussi capable d’aimer.

«Monster» s’inspire de la vie d’Aileen Wuornos, prostituée condamnée à mort pour le meurtre de sept hommes en moins d’un an. Cette fille sans famille ni statut social fut exécutée en 2002, après avoir attendu douze ans dans les couloirs de la mort. Son cas avait enflammé les médias de la fin des années 80. S’agissait-il d’une tueuse sadique habitée par la haine des hommes ou d’une victime poussée au crime par de malheureuses circonstances? Sur cette question, le film prend clairement position: aussi atroces que furent ses meurtres, Aileen Wuornos n’a jamais été une perverse. Sa conviction, la réalisatrice se l’est forgée en lisant l’abondante correspondance qu’Aileen Wuornos échangea en prison avec une de ses amies d’enfance.

Le film commence par des rêves déçus: Aileen voulait être jolie, devenir actrice, être aimée des garçons: elle deviendra prostituée à 13 ans. Vingt ans plus tard, lasse de sa vie misérable, elle s’apprête à se donner la mort. Mais avant d’appuyer sur la gâchette, elle veut boire ses derniers cinq dollars pour ne pas, bêtement, «avoir fait une pipe gratos». Sans le savoir, elle débarque dans un bar gay. Une jeune lesbienne désœuvrée et immature, Selby, l’invite à boire une bière, puis dix. Les deux femmes sympathisent, se revoient le lendemain et entament une relation amoureuse.

Selby est la première personne à lui dire qu’elle est belle. Du jour au lendemain, Aileen, qui n’est pas homosexuelle, a trouvé un sens a sa vie, un être à aimer et à protéger. Selby, enfant capricieuse qui veut quitter sa famille, embarque avec sa nouvelle amante qui continue à se vendre pour l’entretenir. Son commerce est plutôt florissant jusqu’au jour où elle tombe sur un psychopathe. Violée, torturée, humiliée, à deux doigts d’être abattue, Aileen parvient à tirer sur son agresseur avec le flingue qui devait servir à son suicide.

Facile de tirer sur un homme. Facile d’échapper à la police. Forte de son impunité, Aileen a trouvé un moyen moins éprouvant de gagner sa vie et de satisfaire les exigences matérielles de sa jeune amie: tuer certains de ses clients et les dépouiller. Si le premier meurtre est motivé par la légitime défense, le dernier révèle l’atrocité absurde de l’engrenage: confrontée au seul homme qui aurait pu l’aider, Aileen le tue sans pitié.

«Monster» doit beaucoup à la pertinence de son interprétation. Les intentions de Patty Jenkins, révélées par un scénario exemplaire, sont magnifiquement portées par ses deux comédiennes, Charlize Theron et Christina Ricci. Elles accordent leur talent de manière quasi fusionnelle alors que leurs silhouettes, l’une trop massive, l’autre trop menue, évoquent d’avantage celles d’un duo burlesque que d’un couple d’amantes.

Couronnée d’un Oscar et d’un Golden Globe, Charlize Theron, qui a engagé une métamorphose physique dénuée de toute vanité d’actrice, réussit un exploit: faire émerger la petite fille meurtrie sous le masque hommasse de la meurtrière. Certains prétendent qu’elle en fait trop. Pas du tout! Ce n’est pas Charlize Theron qui cabotine et parade en roulant les mécaniques, mais son personnage, cette Aileen fragile et brutale qui n’a que sa carapace pour se défendre du monde. Il faut plus qu’une performance d’actrice, quinze kilos de trop et une mâchoire en latex, pour conduire son personnage vers une humanité qui lui a toujours été confisquée; il faut de l’intelligence et de la compassion. Il faut l’aimer.

A l’inverse, l’envoûtante et inquiétante Christina Ricci joue son rôle de pousse-au-crime, de maquereau capricieux et d’amante désinvolte avec un minimalisme sidérant. De leur jeu respectif, on comprend la nature déséquilibrée de leur relation: l’une aime aveuglément, l’autre s’ennuie.

L’ignorance feinte de Selby aux crimes de sa compagne, son encouragement implicite à les perpétuer, crée un certain malaise auprès du spectateur: celle qui tue n’est peut-être pas la plus monstrueuse. Patty Jenkins n’idéalise jamais la relation entre femmes. A ce titre, «Monster» est moins un plaidoyer féministe, même si cette dimension existe, qu’une fine analyse des rapports de force. C’est aussi le portrait terrifiant d’une Amérique qui meurtrit ses âmes les plus faibles avant de les exécuter pour meurtre.

En Patty Jenkins, Aileen Wuornos a trouvé un bel avocat. Non pas parce que la réalisatrice excuse son héroïne mais parce qu’elle l’a comprise. «Monster» est un film violent, comme l’est son héroïne qui se débat et tue pour faire reconnaître sa part d’humanité. Violent, certes, mais aussi terriblement émouvant.