KAPITAL

Il est fort mon senior (2e partie)

Dans 20 ans, plus d’un quart de la population suisse aura plus de 65 ans. De l’immobilier à la santé en passant par le travail ou l’innovation, tous les secteurs sont impactés et doivent se préparer à ce bouleversement économique et démographique.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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Retrouvez la première partie du dossier ici.

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Alterimo: la régie des logements protégés

Vieillir chez soi, c’est le souhait d’une majorité de seniors. Plus de 90% des retraités suisses résident encore dans leur domicile. En Suisse romande, la régie Alterimo s’est spécialisée dans la gestion d’immeubles destinés au troisième âge. «Cette spécialisation donne une dimension sociale à notre activité. Les déménagements sont source notoire de stress, surtout chez les personnes âgées. Notre rôle consiste aussi à accompagner les locataires dans cette transition.» Ancienne spécialiste en capital-investissement, Dominique Diesbach Vernevaut a lancé l’entreprise il y a quinze ans.

Aujourd’hui, Alterimo gère plus de 1’250 logements où vivent quelque 1’450 personnes. Elle s’occupe exclusivement de logements adaptés avec accompagnement (LADA), aussi appelé «logements protégés», réservés à des personnes ayant atteint l’âge de la retraite ou en situation de handicap physique. Les immeubles sous gestion répondent tous à des normes architecturales adaptées aux besoins des aînés. «Cela implique notamment de disposer d’un ascenseur, d’aménager des douches à l’italienne, et de renoncer aux seuils devant les portes.» Aujourd’hui, près de 80% de ses locataires sont âgés de 70 ans et plus.

En marge de ses activités de gestion immobilière, l’entreprise vaudoise a créé l’association Althys, consacrée aux services à la personne au sein de ses bâtiments et dont les prestations sont facturées en sus du loyer. Les deux entités partagent leurs locaux à Crissier (VD) et emploient au total 35 collaborateurs. Également active dans les cantons de Neuchâtel et de Fribourg, la régie a ouvert une seconde succursale à Marin-Epagnier (NE) en 2024.

Pour Dominique Diesbach Vernevaut, les projets immobiliers liés au troisième âge sont encore rarement motivés par l’appât du gain. «Les constructions de LADA doivent répondre à des normes strictes et nécessitent des aménagements spéciaux qui peuvent engendrer des coûts supplémentaires. Or, beaucoup de nos locataires ne disposent que de leur rente AVS, ce qui implique de devoir fixer les loyers relativement bas.»

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SmartLiberty: digitaliser les établissements de soins

Dans un EMS, lorsqu’une personne âgée a besoin d’aide, s’est blessée ou perdue, elle a besoin de l’assistance d’un soignant. SmartLiberty digitalise ces interactions pour les établissements spécialisés en soins de longue durée. La société basée à Le Landeron (NE) a développé la première solution combinée et sans fil où les appels sont regroupés en une seule application pour smartphone. L’application améliore également la sécurité des résidents en détectant les chutes ou en géolocalisant les errances.

Lancée en 2012, l’application est utilisée par 220 établissements privés et publics, en Suisse romande et alémanique mais aussi par 35 établissements à l’étranger comme par exemple en Irlande, aux Pays-Bas ou en Autriche. En 2022, la PME de 42 employés a élargi son offre en permettant la digitalisation et l’accès à l’application pour des systèmes concurrents préexistants, avec un service d’abonnement.

«Le marché de la silver economy est à la fois en pleine croissance et en crise, explique Tobias Britz, CEO. Le besoin en matière de soin longue durée est largement sous-estimé. Aujourd’hui, les personnes âgées dépendantes peinent à trouver une place en EMS. Elles sont alors soit hébergées dans leur famille, soient jonglent entre les hôpitaux, ce qui les désautonomise et surcharge les espaces de soins. Le vieillissement de la population, la digitalisation de l’économie et la pénurie de personnel soignant exigent de trouver des alternatives.»

La technologie digitale de SmartLiberty séduit: avec un chiffre d’affaire de 8 millions de francs par an, la PME leader du domaine enregistre une croissance de 10% par année depuis 2012. Et les perspectives se révèlent fructueuses: en Europe, le marché compte environ 67’000 EMS, «un large potentiel pour nos offres de digitalisation».

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seniors@work: recruter des «talents seniors»

Sur seniors@work, on ne parle pas d’ainés ni de seniors, mais de «talents seniors». Alexis Weil a créé la plateforme en 2019, suite au départ à la retraite de son père qui aurait aimé continuer à travailler. Objectif: faciliter la mise en relation de candidats de 50 ans et plus et de retraités avec des entreprises qui peinent à recruter du personnel qualifié.

La plateforme d’offres d’emploi, basée à Zurich, permet aujourd’hui à près de 6’000 sociétés suisses d’entrer en contact avec plus de 60’000 candidats âgés de 50 ans et plus. «La discrimination due à l’âge reste encore une réalité sur le marché du travail. Notre but consiste à mettre en avant la plus-value de ces profils, tout aidant les entreprises à pallier la pénurie de main d’œuvre», explique Alexis Weil.

Après publication d’une offre d’emploi, la plateforme génère automatiquement une liste des meilleurs candidats disponibles pour le poste grâce à des algorithmes de matching. L’entreprise peut ensuite contacter les profils qui l’intéressent via un système de chat pour poursuivre la procédure de recrutement.

Disponible à partir de 59 francs, la première formule permet de publier une seule annonce. Depuis mai 2024, seniors@work propose aussi un abonnement annuel à partir de 3’000 francs. «La demande a considérablement augmenté depuis 2019. Le nombre d’utilisateurs double chaque année.»

Présente aujourd’hui dans toute la Suisse, la plateforme devrait s’étendre en Allemagne l’année prochaine. seniors@work organise en outre divers événements à destination des candidats. «À l’avenir, nous avons également pour projet de collaborer avec un institut suisse afin de proposer des formations continues à notre communauté de talents seniors.»

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Le premier fonds dédié au viager: C’est le premier fond immobilier dédié au viager autorisé en Suisse. Installé à Lausanne, Viager Swiss SCmPC a annoncé en avril 2024 le lancement de ses activités avec l’achat d’une vingtaine de biens immobiliers pour une valeur cumulée de 40 millions de francs. Les transactions en viager impliquent généralement que le propriétaire vende son bien à un prix inférieur au prix du marché en échange d’une rente à vie versée par l’acheteur. Poussé par le «véritable engouement» que le viager suscite actuellement, le fonds a déjà levé 100 millions de francs.

Les plus de 50 ans au service des aînés: Fondée en 2018, la plateforme Alterum met en lien les prestataires et les bénéficiaires d’aide à domicile. Sa particularité: elle emploie exclusivement des personnes de plus de 50 ans. Ménage, course, cuisine, jardinage: toute une panoplie de services est proposée aux seniors. Aujourd’hui, l’entreprise peut compter sur les services de 100 «altérumiens» venant en aide à plus de 800 bénéficiaires. Basée à Vevey (VD) et active dans toute la Suisse romande, l’entreprise prévoit de s’implanter en Suisse alémanique dès 2025.

«Les entreprises doivent adapter leurs offres»

Rafael Fink coordonne le «senior-lab» qui développe et soutient des projets qui favorisent la qualité de vie et l’autonomie des seniors. Créée à Lausanne en 2018 par la Haute Ecole de la Santé La Source, l’ECAL et la HEIG-VD (HES-SO), cette plateforme inclut les aînés dans la recherche et le développement de solutions innovantes.

Un Suisse sur cinq sera à la retraite d’ici 2040. Quelles sont les attentes de ce public voué à prendre toujours plus d’ampleur?

Rafael Fink: Les seniors représentent un marché extrêmement diversifié, aux attentes hétérogènes. Cette catégorie de la population montre une volonté toujours plus marquée de bénéficier de solutions qui favorisent son autonomie, dans tous les domaines de sa vie. Qu’il s’agisse de logements, de soins, de technologies ou de loisirs, les ainés seront toujours plus nombreux à vouloir choisir par et pour eux-mêmes, le plus longtemps possible. Les entreprises doivent anticiper ce besoin qui continuera d’augmenter ces prochaines années, et adapter leurs offres.

Quels sont les éléments essentiels à considérer afin de proposer des solutions pertinentes?

Il s’agit d’accompagner le processus de vieillissement grâce à des services et des produits adaptés et modulables, sans être stigmatisant. Les entreprises doivent veiller à la manière de nommer et de présenter leurs offres. Le but consiste à rester le plus inclusif possible, en évitant de mettre en avant des aspects liés à une certaine fragilité par exemple. Le Conseil d’État du Canton de Vaud a changé l’appellation de logement protégé en logement adapté avec accompagnement (LADA). Les transports publics suisses font également la distinction entre seniors – représentés jusqu’alors avec une canne – et personnes à mobilité réduite. On peut aussi penser aux voyages organisés dans le secteur du tourisme. Au lieu de créer un programme «spécial seniors», mieux vaut imaginer une thématique générale comme «spa et montagne», qui réponde aux besoins de ce public, sans exclure néanmoins d’autres types de clients.

De quelle manière le senior-lab peut-il les accompagner?

Le senior-lab compte aujourd’hui sur une communauté de plus de 200 seniors en Suisse romande, qui évalue des produits avant leur mise sur le marché. En fonction de leurs retours, la plateforme émet ensuite des suggestions d’adaptation aux entreprises.

Nous avons par exemple accompagné une entreprise, qui a mis au point une solution de téléassistance en cas de chute qui se base sur l’analyse de la consommation énergétique. Afin d’évaluer la pertinence de ce service, nous avons réalisé des focus groups avec les seniors et leurs proches, puis fait un test sur le terrain, en organisant des entretiens d’évaluation réguliers afin d’obtenir les retours d’expérience des seniors. Résultat: le service s’est révélé souhaitable car il n’était pas stigmatisant – on n’a pas d’objet à porter sur soi et il n’y a pas de modifications visibles à faire dans le logement. Il a néanmoins fallu l’adapter, car il se basait sur un préjugé qui veut que tous les seniors aient un rythme de vie extrêmement routinier. D’où la nécessité de prévoir la possibilité de personnaliser le système ou de le désactiver de manière indépendante, ce qui n’était pas prévu au départ.

Quels secteurs bénéficieront le plus de cette évolution de la société?

Globalement tous. Les acteurs de l’immobilier, de la santé, du social et des technologies auront un grand rôle à jouer dans le développement de solutions innovantes, notamment en matière de maintien à domicile. Par exemple, à l’avenir, les modèles d’habitat devront être conçus en intégrant des outils de téléassistance ou des systèmes de monitorage et d’alerte dont le design devra rester discret pour éviter toute stigmatisation. La demande en matière de soins à domicile ou à distance va aussi augmenter. Afin de développer la télémédecine ou un suivi connecté des maladies chroniques, les secteurs de la santé et de la technologie, mais également du design, de l’économie et de l’ingénierie seront amenés à collaborer toujours plus étroitement.

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La fortune des baby-boomers 

  • 18 milliards de francs

En Suisse, environ 18 milliards de francs suisses d’actifs gérés par des banques seront légués en 2024. La majeure partie de cette fortune est celle laissée par les baby-boomers, selon l’étude de Ernst & Young publiée en mai 2024. Le géant de l’audit parle même du «plus grand transfert de fortune de l’histoire financière mondiale». Dans le monde, le montant d’élève à 3’000 milliards de dollars américains légués en 2024. Et la tendance se renforce: en 2023 déjà, la majorité des milliardaires l’étaient devenu par héritage.

  • Garder les clients

L’enjeu pour les banques consiste à garder ces nouveaux clients héritiers. En Suisse, les plus de 65 ans détiennent plus de 30% de leurs actifs dans des établissements financiers. «Compte tenu du volume des héritages, il sera décisif pour les gestionnaires de fortune de conserver ces clients, déclare Olaf Toepfer, fondateur et directeur du Global Center for Wealth Management d’EY dans l’étude. Remplacer cette activité par de nouveaux clients représentera un défi de taille, notamment pour les banques privées établies.» L’étude pointe notamment l’importance de comprendre les attentes des femmes et des nouvelles générations.

  • Les nouveaux fortunés

En 2016, le baby-boomer médian était treize fois plus riche que le millénial moyen, selon une enquête de la Réserve fédérale des États-Unis. La tranche d’âge des 65 ans et plus bénéficie en effet d’une situation financière particulièrement appréciable. En 2015, la fortune nette des seniors s’élevait à 49% de l’ensemble de la fortune des Vaudois, selon le rapport de prospection du canton. Il y a aussi davantage d’individus aisés parmi les plus de 65 ans: 14% des ménages retraités déclarent une fortune brute supérieure au million de francs, contre 5% des ménages actifs. Les retraités sont ainsi en moyenne six fois plus riches.

  • Précarité

La catégorie démographique des seniors enregistre de grandes disparités. Presque 300’000 seniors vivent avec moins de 2’500 francs par mois dans le pays, selon Pro Senectute. La précarité touche surtout les femmes étrangères qui n’ont pas fait d’études et qui vivent seules.

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L’enjeu des retraites:

  1. Un quart de la population à la retraite en 2045

En 2045, la Suisse pourrait compter près d’un million de retraités de plus qu’aujourd’hui. Ces seniors représenteraient alors plus d’un quart (27%) de la population. Avec une part toujours plus faible d’actifs, la productivité de la Suisse pourrait alors diminuer de 0,5 point de PIB par an et par personne dans les années à venir.

  1. 13e rente AVS: la question de l’après 2030

Les syndicats et la gauche ont gagné leur pari: en mars, le peuple a accepté à 58% d’accorder une treizième rente AVS à partir de 2026. Selon les projections de la Confédération, 4,7 milliards supplémentaires par an seront nécessaires pour honorer cette charge en 2030. À la suite des erreurs de calcul de l’OFAS révélées début août 2024, le Conseil fédéral a déterminé qu’une hausse de la TVA devrait suffire à financer le 1er pilier à moyen terme. Les politiques devront toutefois se pencher sur de nouvelles sources de revenu à partir de 2030. Une taxe sur les transactions financières ou encore un relèvement de l’impôt fédéral direct ont été évoquées mais aucune mesure concrète ne se dessine encore.

  1. 2e pilier: l’avenir s’annonce tempétueux

Le vieillissement de la population pèse toujours plus sur les avoirs des caisses de pension. «Ces quinze dernières années, les caisses de pension ont pu compter sur les performances remarquables des marchés financiers pour assurer leurs prestations malgré la hausse des dépenses, mais ce temps semble maintenant révolu», relève Olivier Scaillet, directeur du Geneva Finance Institute et auteur d’un rapport sur l’évolution des caisses de pension à l’horizon 2030. «Dans un scénario de récession, seules 85% des prestations seraient couvertes, ce qui correspondrait à un manque 150 milliards de francs dans les caisses de prévoyance professionnelle.» Pour le chercheur genevois, la réforme de la LPP refusée en votation le 22 septembre n’aurait probablement pas suffi à atténuer le risque de sous-capitalisation du 2e pilier. Il regrette néanmoins «un pas de plus dans la mauvaise direction».