Des jeunes filles qui s’embrassent sur les lèvres en toute innocence: cette pratique s’est généralisée dans les préaux de Suisse alémanique. Banalisation des zones intimes ou simple provocation? Enquête.
Deux étudiantes se retrouvent dans la cour de l’école. En guise de salut amical et au lieu des trois bises classiques, elles échangent un baiser furtif, sur les lèvres. Si cette scène peut encore créer la surprise de ce côté-ci de la Sarine, elle est devenue parfaitement banale dans les cantons alémaniques où, depuis quelques années, la pratique du «smack» fait partie des moeurs adolescentes: le lèvre-à-lèvre, à la russe, a remplacé le joue-contre-joue.
«Tout le monde fait ça dans ma région, y compris les filles timides et les plus sérieuses», raconte Karin, 16 ans, qui habite un village bernois. Même constat dans la métropole zurichoise, où Kim, 16 ans, distribue des baisers sur les lèvres sans même y prêter attention: «Depuis que j’ai 13 ans, je fais des smacks sur la bouche non seulement à mes copines, mais aussi aux filles que je serai amenée à revoir. C’est plus rapide que de se faire trois bises et c’est plus personnel.»
De nombreuses adolescentes étendent cette pratique à l’ensemble de leurs proches: «C’est aussi comme ça que j’embrasse mes soeurs, et même certains garçons que je connais bien», raconte Mirianne, étudiante bernoise de 16 ans. Là encore, personne ne s’en offusque. «Mon petit ami n’est pas du tout jaloux, pour lui c’est normal de se saluer ainsi», ajoute Karin. Les garçons se plient volontiers à cette pratique, mais seulement avec les filles.
La plupart des adolescentes expliquent qu’elles ont adopté ce baiser chaste sur les lèvres dès leur arrivée à l’école secondaire, vers 12 ans, selon un schéma classique: les nouvelles venues imitent leurs aînées dans l’espoir de s’intégrer plus facilement et de gagner leur respect. Et la première fois? Le baiser initial représente-t-il une sorte de rite de passage à l’adolescence? Les novices doivent-elles verbaliser cet acte pour lui enlever sa charge érotique? Apparemment pas. «Le premier smack s’échange naturellement, sans en parler avant», raconte Rahel, 16 ans, dans un sourire qui dévoile un diamant incrusté dans sa dent — comme pour attirer les regards vers cette bouche qu’elle offre volontiers en signe d’amitié.
«La première fois que j’ai vu deux adolescentes s’embrasser sur la bouche, ça m’a paru vraiment bizarre, commente Joëlle, assistante de direction dans une école de français à Genève. Les deux filles étaient alémaniques.» Cette pratique se limite en effet à la partie germanophone du pays. La frontière culturelle est même particulièrement nette: «La plupart des filles alémaniques le font, et aucune romande», assure Lionel, 19 ans, étudiant en ville de Bienne, où les deux communautés cohabitent.
La mode du baiser sur la bouche s’inscrit donc dans un phénomène plus large, celui du «Küssgraben» (fossé du baiser) auquel le journaliste Christoph Büchi a consacré un chapitre entier de son livre «Mariage de raison» (éditions Zoé). «De manière générale, on s’embrasse volontiers en Suisse romande, alors que du côté alémanique, entre amis ou collègues, on préfère se serrer la main, et cela même entre femmes, dit-il. J’ai aussi observé que le langage du corps est plus réservé en Suisse alémanique, même si, paradoxalement, le rapport au corps y est plus naturel.»
Constat identique chez son confrère Freddy Gsteiger, qui consacre sa chronique hebdomadaire du Temps aux rapports entre Romands et Alémaniques: «Si on part de l’idée reçue que les Alémaniques sont moins démonstratifs, alors ces baisers sur la bouche, plutôt chaleureux, indiquent que les jeunes Alémaniques veulent se démarquer de leurs aînés.» Certaines adolescentes vont jusqu’à revendiquer cette volonté d’inverser les clichés: «On généralise en disant que les Suisses allemands sont plus froids: mais vous voyez bien, on est très ouverts!, s’exclame Rahel. D’habitude, les Romands nous regardent bizarrement quand on s’embrasse sur la bouche. Je suis jeune fille au pair, et la première fois que ma famille d’accueil a été témoin de mes bises affectueuses, ils ont trouvé ça curieux. Maintenant ils n’y prêtent plus attention.»
N’y aurait-il pas aussi un zeste de provocation dans cette volonté des adolescentes d’afficher leurs contacts labiaux? François Ladame, psychanalyste et auteur des «Eternels adolescents: comment devenir adulte», constate que la société d’interdits s’est transformée en société du possible: «Actuellement, il règne un certain flou artistique autour des normes culturelles, dit-il. Nous vivons dans une société d’individualisme où chacun concocte ses propres règles. Et en même temps, il y a beaucoup d’imitations que ce soit au niveau des vêtements, des formes du corps.» Ce mimétisme, associé à une grande liberté, favoriserait la diffusion de nouveaux comportements tels que le baiser sur la bouche. «Nous importons allègrement des traditions qui ne sont pas les nôtres», poursuit François Ladame.
Freddy Gsteiger relève que «certains parents embrassent aussi leurs enfants sur les lèvres, à l’américaine. De telles habitudes viennent sans doute des séries télés des pays voisins.» Ce qui expliquerait l’apparition d’un «fossé du baiser»: «Les régions linguistiques de la Suisse ne sont pas imprégnés par les mêmes références: elles ne subissent pas les mêmes influences culturelles.»
Au-delà des traditions régionales, la généralisation du baiser sur les lèvres révèle un nouveau rapport à l’intimité. Pierre Sindélar, psychiatre et sexologue à Genève, a remarqué que «l’accès aux zones intimes des autres est plus facile désormais. De ce fait, certaines parties du corps se banalisent. Avec cette pratique, les adolescentes «désérotisent» totalement la bouche, une zone aux connotations érogènes évidentes. Et le risque de dérive reste préoccupant. On peut se demander si ces adolescentes franchiront de nouvelles limites pour se signifier leur amitié.»