CULTURE

L’espion qui aimait sa femme (et plus encore les intrigues politiques)

A la fin des années 30, une peintre et un espion russe mêlent leur destin aux bouleversements de l’Europe. Film d’espionnage où la parole sert d’action, «Triple agent», d’Eric Rohmer, se regarde et s’écoute comme un suspens sans fin.

Ce n’est pas parce qu’Eric Rohmer aime les marivaudages qu’il n’est pas cruel, voire tragique. «Triple agent», film d’espionnage qui repose sur les illusions du langage, montre combien l’homme est prompt à s’abuser. Par aveuglement, orgueil, vanité ou amour. Mais surtout, le cinéaste des «Contes moraux» fait de la scène privée, filmée comme un théâtre, le champ des grands mouvements politiques du début du XXe siècle.

L’action débute en 1936 à Paris. Elle réunit un ancien général de l’armée tsariste, Fiodor Voronine, et sa femme, Arsinoé, d’origine grecque. Fiodor, qui occupe une position importante au sein d’une puissante association de Russes blancs en exil, fait profession d’espion, tandis que sa femme passe ses journées à peindre des scènes de rues sans sortir de chez elle.

Le couple entretient une relation inéquitable. Arsinoé (Katarina Didaskalou, parfaite de dignité émouvante), femme aimante, est entièrement dévouée à son mari. Fiodor (Serge Renko, inquiétant sous ses moustaches malicieuses), disert et opaque à la fois, analyste avisé de la situation politique internationale, adore exposer son savoir et se mettre, croit-il, au niveau des puissants de ce monde. C’est un joueur, un acteur. A sa femme qu’il dit vouloir protéger, il cache ses activités. Lesquelles, précisément, vont la mettre en péril.

Comme dans un film d’Hitchock, le soupçon est plus puissant que la preuve, l’indice plus troublant que le fait. Pour quelle puissance Fiodor travaille-t-il? Les Russes blancs, les bolcheviques ou les nazis? Quand ment-il? Quand dit-il la vérité? La dit-il même une seule fois? Que fait-il durant ses fréquents voyages? Est-il ou non responsable de l’enlèvement, par des nazis qui pourraient bien être des bolcheviques déguisés, de son supérieur immédiat? Autant de questions auxquelles Arsinoé, et le spectateur avec elle, n’aura jamais de réponse sûre. Ici, tout n’est que vertige, illusion, confusion. Pendant ce temps, contre toute attente, le monde est devenu le témoin d’une alliance que l’on croyait impossible: le pacte germano-soviétique. Aberration historique? Cynisme politicien? Ou entente secrète au-delà des discours officiels?

Cette alliance, qui n’est contradictoire qu’en apparence, Rohmer la met en scène dans une conversation entre Fiodor, Arsinoé et leur voisins du dessus, un couple de Français communistes. Les premiers, en accord avec leur ennemi historique Staline, expriment leur dégoût des peintre cubistes jugés comme des dégénérés; les seconds, contre l’idéologie du réalisme socialiste, défendent avec fougue les «décadents», tous les Picasso, Braque, Juan Gris, Malevitch et Kandinski. Cette conversation, brillantissime, éclaire tout à coup les contradictions de l’histoire: ainsi peut-on s’entendre objectivement avec son ennemi; ainsi peut-on rompre avec ses alliés. Cette discussion exprime du même coup une des convictions rohmériennes: pour être libre, l’art doit échapper à toute forme de dogmatisme.

Pour situer l’action de son film, Rohmer insère des extraits d’actualités filmées de l’époque: victoire du Front populaire en1936, conférence de Léon Blum, exode et occupation allemande. Mais au lieu de constituer le contrepoint documentaire de cette fiction (le film est inspiré d’une affaire ayant existé, mais dont on n’a jamais connu le dénouement), ces extraits deviennent eux-mêmes sujets à caution. A l’aune des secousses du couple, on se met alors aussi à douter de ce que l’on voit, décelant, en sous texte, les dessous de l’Histoire, ses alliances secrètes, ses stratégies filandreuses, la duplicité des discours, l’éternel jeu de dupes des politiques. Démonstration un peu réactionnaire? Possible, mais d’une telle intelligence!

Eric Rohmer a toujours aimé le verbe. Ses films parlent une langue quasiment littéraire. Mais le réalisateur de «Perceval le Gallois» ne croit pas à la vérité des mots, à leur innocence. «Triple agent» est un film d’espionnage où l’exercice de la langue sert à duper, éluder, cacher. Fiodor, qui pratique l’art de rhétorique et du double sens, se croit maître du monde mais il se trompe. Au lieu d’aller vers la lumière, il court droit dans les ténèbres. D’ailleurs, le film devient de plus en plus sombre au fur et à mesure que l’on s’approche du dénouement, dont on ne comprend pas grand chose, sinon qu’il mène les protagonistes à la mort.

Aussi amoureux soit-il de sa femme, c’est bien Fiodor qui a tué Arsinoé. C’est le joueur qui a terrassé l’amoureuse; le joueur qui a poignardé la confiante; le stratège qui a assassiné la grâce. Même si Eric Rohmer dit avoir adopté le point de vue de l’épouse, c’est la mécanique sophistiquée du mari qu’il met en scène et démonte avec brio. D’ailleurs lui-même, expert de la chausse-trappe, n’a-t-il pas rêvé d’être un agent triple, lui qui s’est fait appeler tour à tour Eric Rohmer (cinéaste), Maurice Scherer (critique de cinéma) et Gilbert Cordier (écrivain)?