De plus en plus conscients de leurs droits, les patients s’organisent pour traquer les erreurs commises dans les hôpitaux. En sortant de l’ombre, elles deviennent un problème majeur de santé publique.
Le mois dernier, la mort d’un patient à l’Hôpital de l’Ile à Berne à la suite d’une erreur médicale a braqué les projecteurs sur une véritable épidémie cachée. Combien sont-elles, les victimes d’erreurs fatales dans les hôpitaux?
Pour la Suisse, les chiffres avancés oscillent entre 100 et… 3000 décès annuels! Un écart énorme qui témoigne des lacunes statistiques dans ce domaine. Mais la situation commence à évoluer, comme partout dans le monde.
D’Abu Dhabi à Philadelphie, en passant par la Suisse, le monde médical s’est mis à traquer, depuis le début de l’année, ces événements devenus brusquement, avec leur sortie de l’ombre, un problème majeur de santé publique.
Jusqu’ici, la plupart des pays occidentaux se référaient à une étude américaine publiée en 1999 qu’ils se satisfaisaient d’extrapoler chez eux, estimant leur niveau d’erreur comparable. Cette étude recensaient 98’000 morts par année imputées aux erreurs médicales aux Etats-Unis, soit davantage que les chiffres concernant le cancer du sein ou les accidents de la circulation.
Ramené à la Suisse, ce chiffre débouche sur les 3’000 décès souvent cités dans la littérature médicale. Un résultat jugé «démesurément exagéré» dans le dernier «Bulletin des médecins suisses», lequel avance un chiffre nettement inférieur: 100 victimes. Connaîtra-t-on un jour la réalité?
Un détour par les assurances couvrant ces sinistres permet une approche intéressante. Ainsi, en février dernier le groupe Zurich Financial Services (ZFS) annonçait l’augmentation très significative, durant la décennie écoulée, des indemnisations consécutives à des erreurs médicales. Ce nombre aurait plus que doublé durant cette période, selon Sascha Hümbeli un spécialiste en matière d’assurances hospitalières chez ZFS, pour atteindre 2’000 cas environ et un coût de 30 millions par an.
Or il ne se commet pas forcément davantage d’erreurs. A l’origine du phénomène, il y a des patients de plus en plus conscients de leurs droits. L’Organisation suisse des patients (OSP) traite chaque année 3’000 plaintes.
En décembre dernier s’est constituée la Fondation pour la sécurité des patients, qui se propose d’élaborer une base de données sur les erreurs médicales.
En 2004, l’essentiel de son travail sera la réalisation d’une étude pilote portant sur les incidents critiques survenus dans les hôpitaux suisses, qui indiquera leur importance et dans quels domaines les risques sont les plus élevés. Dans un second temps, la fondation entend promouvoir et coordonner la mise en place de systèmes de déclaration des erreurs. Elle touchera alors à un problème crucial.
Pour aider le système médical à se corriger, il faut pouvoir compter sur sa collaboration. Or, la criminalisation actuelle des erreurs médicales conduit à une médecine défensive. Les professionnels de la santé craignant d’être poursuivis ne proposent pas à leurs patients les thérapies susceptibles de les soigner, à cause des risques encourus; de plus, ils tentent de ne pas ébruiter les accidents de parcours.
Cette criminalisation de l’erreur médicale suscite d’intéressants débats. Ne reflète-t-elle pas l’intolérance de la société à l’égard des accidents et son désir de désigner à tout prix des coupables? Dans un éditorial consacré à cette réflexion, le British Medical Journal (BMJ) estime que l’on fait fausse route.
L’exemple cité pour illustrer ce point de vue est convaincant. Médecin en Grande-Bretagne, Feda Mulhem a été condamnée à huit mois d’emprisonnement pour avoir effectué une injection intraveineuse et non intrarachidienne, causant ainsi la mort d’une jeune fille. En persécutant l’auteur de l’erreur, on ne s’est pas donné les moyens d’éradiquer les causes de celle-ci.
En l’occurrence, la faute commise par le docteur Mulhem l’avait déjà été au moins 23 fois dans le monde par des confrères ayant admis leur erreur. Et combien de fois, par d’autres moins honnêtes? A chaque fois, le coupable a été systématiquement puni sans que l’on tente d’éviter que la faute fatale ne se reproduise.
«Je sais, ce n’est pas une excuse, mais je suis un être humain», clamait Feda Mulhem pendant son procès. Le technicien bernois à l’origine de l’erreur lors de l’opération cardiaque tiendra vraisemblablement le même discours au moment de sa défense.
Malheureusement, quel que soit le verdict, le risque de voir un tel drame se reproduire ne s’en trouvera pas diminué. C’est en constatant que la concentration requise durant une telle intervention chirurgicale a pu s’avérer surhumaine, et aurait justifié l’engagement d’un second technicien, que l’on peut espérer éviter de nouveaux drames.