Le microchimérisme montre que les cellules humaines ne proviennent pas toutes de la première cellule-œuf, mais sont le fruit d’échanges avec d’autres individus. La journaliste scientifique Lise Barnéoud explique l’ampleur de cette révolution médicale et philosophique.
La découverte bouscule la conception que nous avions de nous-même. Nous ne sommes plus cet être constitué de milliards de cellules au patrimoine génétique unique, provenant toutes d’un même œuf originel, mais nous portons aussi des cellules issues d’autres individus. Passionnée par ce bouleversement de perspective, la journaliste scientifique Lise Barnéoud retrace l’histoire de ce nouveau concept médical dans son livre Les cellules buissonnières – L’enfant dont la mère n’était pas née et autres folles histoires du microchimérisme.
Une nouvelle révolution serait en marche, 20 ans après celle du microbiote, expliquez-nous.
Des scientifiques ont démontré dans les années 2000 que des cellules d’origine non humaine étaient présentes dans notre organisme et qu’elles jouaient un rôle crucial sur notre santé. Avec le microchimérisme, nous apprenons que les cellules humaines qui nous composent ne proviennent pas toutes de la première cellule-œuf, mais sont le fruit d’échanges avec d’autres individus. Il s’agit d’une révolution sur le plan de la médecine, car ces nouveaux savoirs pourraient aider les médecins à mieux appréhender certaines pathologies. Sur le plan philosophique, cela change la manière dont nous nous appréhendons, puisque nous prenons conscience que nous sommes liés à d’autres personnes dès le départ.
Vous qualifiez ces cellules de « voyageuses ». Quel est leur principal trajet ?
La migration qui va tous nous concerner démarre au tout début de la vie in utero. Le fœtus envoie des cellules vers l’organisme maternel et des cellules de la mère traversent le placenta pour atteindre le fœtus. Dans les deux cas, ce sont des cellules dites souches, qui peuvent s’autorenouveler et donc se retrouver dans l’organisme des individus des décennies après l’accouchement.
Existe-t-il d’autres sources possibles de microchimérisme ?
Les cellules voyageant de la mère vers le fœtus sont aussi parfois le fruit de la propre vie in utero de la maman. Elles peuvent avoir été léguées par la grand-mère du fœtus, ce qui a été prouvé en 2021 par la chercheuse française Nathalie Lambert. Elles peuvent aussi provenir de tous les fœtus que la génitrice a porté dans sa vie. Ces cellules, après avoir voyagé vers le corps de la mère durant la précédente grossesse, vont à nouveau migrer vers l’utérus. Nous pouvons ainsi hériter de cellules de frères et de sœurs aînés vivants, mais aussi d’embryons qui ont disparu lors d’une fausse couche.
Qu’est-ce que le microchimérisme gémellaire ?
Cette forme ne concerne pas seulement le pourcentage de la population ayant un jumeau, mais toutes les personnes qui ont commencé leur vie in utero avec d’autres embryons, soit environ 12% des grossesses. Les embryons qui disparaissent vont directement léguer des cellules à ceux qui restent. On ne parle d’ailleurs alors plus de micro- mais de macrochimérisme, car la concentration n’est plus d’une cellule d’un autre individu sur 1000, 10’000 ou 100’000 cellules propres. Un organe entier peut se trouver composé des cellules du jumeau évanescent. Cela passe généralement inaperçu, sauf dans quelques rares situations. Une personne s’est par exemple rendu compte, lors d’un don du sang, qu’elle appartenait à deux groupes sanguins. Dans mon livre, je cite aussi le cas d’une femme qui, selon des tests génétiques, n’était pas la mère de ses enfants. Or, il s’est avéré que ses ovules étaient en réalité faits de cellules de sa sœur jumelle évanescente et que cela avait faussé les résultats du test de maternité.
Des cellules peuvent également migrer à la suite d’une transplantation ?
Oui, on parle alors de microchimérisme iatrogénique: les cellules sont issues de greffes ou de transfusions sanguines. En cas de transplantation d’un rein par exemple, les cellules du donneur ne restent pas dans cet organe, mais, comme avec un embryon, s’échappent et vont dans la peau, le sang, probablement la moelle osseuse aussi. Réciproquement, celles du receveur vont pénétrer et coloniser le greffon.
Les cellules microchimériques ont d’abord été découvertes car elles étaient porteuses de chromosomes Y dans des corps de femmes. Qu’en est-il aujourd’hui ?
La technique basée sur les chromosomes sexuels n’a pas disparu, car elle reste la plus rapide. Toutefois, une nouvelle technologie permet d’en savoir plus sur l’identité des cellules recherchées. Par exemple, si je souhaite retrouver les cellules de ma fille à l’intérieur de mon corps, je commence par effectuer une analyse de nos marqueurs HLA2 respectifs. Ceux spécifiques à ma fille peuvent ensuite être retrouvés dans mon sang à l’aide d’une sonde spéciale. C’est cette technique qui a été utilisée par Nathalie Lambert pour retrouver des cellules de grands-mères dans le sang du cordon de nouveau-nés.
Pourquoi ce trafic bidirectionnel constitue-t-il, selon vous, « une fenêtre grande ouverte sur l’imaginaire » ?
C’est une chose que j’ai vite comprise en commençant mon enquête. Lorsque je parlais de ce sujet autour de moi, les questions fusaient, et il se manifestait un fort intérêt que j’avais encore très peu rencontré avec d’autres thématiques scientifiques par le passé. J’ai discuté avec plusieurs personnes qui étaient heureuses de se dire qu’elles portaient des cellules de leur mère décédée ou de leur enfant disparu. Comme c’est un sujet qui touche à l’intime, certaines personnes instrumentalisent aussi cette connaissance scientifique pour asseoir une certaine vision du monde. J’ai découvert qu’aux États-Unis, le mouvement conservateur et anti-avortement se servait du microchimérisme pour justifier que, comme les mères conservent des cellules de leurs enfants toute leur existence, leur place est d’être toujours à leurs côtés. Ou encore que si une personne pratique un avortement, son fœtus va venir la hanter toute sa vie au travers de ses cellules.
On sait que ces cellules existent bel et bien dans notre corps, mais que sait-on de leurs effets ?
La vision d’un système immunitaire combattant tout ce qui est étranger dans le corps a longtemps prévalu en biologie. Par conséquent, la découverte de la présence de cellules avec des marqueurs HLA différents a d’abord inquiété. Cela a été considéré comme une source d’inflammations possibles pour l’organisme. Plusieurs chercheurs ont formulé l’hypothèse que les maladies auto-immunes découlaient de la présence des cellules microchimériques dans nos organes. Et cette hypothèse n’a d’ailleurs pas encore été complètement enterrée.
Toutefois, il y a eu dans les années 2000 un basculement. Auparavant, les scientifiques cherchaient ces cellules uniquement là où il y avait du grabuge et les trouvaient. Puis, il a été découvert que, quand ces cellules étaient intégrées à des organes de différents types, elles se spécialisaient et travaillaient comme les autres cellules de l’organe en question. Certains ont mis en lumière, dans le pancréas d’une enfant diabétique, que seules des cellules d’origine maternelle produisaient encore de l’insuline. Des chercheurs se sont rendu compte que des cellules d’origine fœtale pouvaient au contraire régénérer un organe lésé. Il a ensuite été démontré que des cellules issues du fœtus avaient un effet cicatrisant rapide sur la peau. Aujourd’hui, les chercheurs penchent donc plutôt du côté bénéfique du microchimérisme. Toutefois, en fonction de sa provenance, de sa concentration, mais aussi de caractéristiques génétiques, cela peut aussi basculer du mauvais côté.
Vous évoquez justement le cas d’un donneur malade dans votre ouvrage.
Oui, il s’agit de ce cas hallucinant d’une femme qui avait reçu une greffe de rein et qui a développé une tumeur. Or, il est apparu que les cellules de son cancer étaient masculines et provenaient de son donneur. Ses médecins ont décidé d’arrêter les immunodépresseurs, elle a ainsi fini par rejeter sa greffe et les cellules cancéreuses du donneur. Toutefois, dans la majorité des autres cas, le microchimérisme aide au succès de l’implantation du greffon.
Des applications concrètes des recherches sur le microchimérisme ont-elles déjà vu le jour ?
Il y a le fait d’injecter des cellules du donneur dans le corps du receveur pour engager un processus de tolérance de la greffe en amont de l’opération. Sinon, le type d’application le plus abouti, qui pourrait faire l’objet d’un essai clinique prochainement, est l’utilisation chez les mères de cellules d’origine fœtale. On pourrait imaginer l’exemple d’une femme qui aurait une plaie ou aurait souffert d’un accident cardiaque. Il serait sans doute possible d’utiliser une molécule agissant comme un aimant pour attirer en un lieu les cellules microchimériques d’origine fœtale. Plus nombreuses, ces dernières pourraient ensuite accélérer le processus de cicatrisation naturelle, de régénération des tissus, dans la zone lésée.
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Biographie
Membre depuis près de vingt ans de l’Association des journalistes scientifiques de la presse d’information, Lise Barnéoud collabore régulièrement avec le journal en ligne français Médiapart. L’autrice et réalisatrice de documentaires a publié diverses enquêtes dans le domaine de la médecine et de la biologie, dont «Immunisés? – Un nouveau regard sur les vaccins» (2017) ou «Les cellules buissonnières» (2023).
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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans In Vivo magazine (no 29).
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