CULTURE

Le terrorisme en huis clos

Marco Bellocchio imagine les 55 jours qui ont placé Aldo Moro face à ses ravisseurs des Brigades rouges. Passionnant huis clos filmé comme une cérémonie funèbre, un requiem murmuré.

Librement inspiré du roman d’Anna L.Braghetti, Marco Bellocchio retrace un des plus grands traumatismes de l’Italie d’après-guerre: l’enlèvement le 16 mars 1978 d’Aldo Moro par les Brigades rouges, puis la détention et l’exécution le 9 mai 1978 du leader du parti démocrate-chrétien, un des artisans du compromis historique entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italien.

Voilà pour les faits. Mais «Buongiorno, notte» n’est pas un film politique au sens démonstratif du terme. L’enjeu de cette confrontation se déplace au fil du récit. Il échappe aussi en partie aux protagonistes de ce huis clos suffocant et mélancolique.

Le film commence de façon si tranquille que l’on se demande si l’on ne s’est pas trompé de salle. Un jeune couple s’apprête à louer un grand appartement pour y loger, peut-être, son futur bébé. Mais l’observation attentive de l’appartement nous met sur la piste. Les jeunes mariés sont en fait deux terroristes du commando qui prépare l’enlèvement d’Aldo Moro.

L’appartement leur sied avec ses deux entrées et sa bibliothèque murale derrière laquelle, comme dans les films d’aventures, ils pourront installer la cachette de leur détenu. Aldo Moro restera enfermé 55 jours sous la garde de Mariano, Ernesto, Primo et Chiara, la seule femme du groupe. La plus ouverte au monde également puisqu’elle a gardé son travail de bibliothécaire, qu’elle fait le lien avec l’extérieur et que, saisie d’incertitude, elle renoncera à aller jusqu’au bout du processus meurtrier.

A l’inverse de toute attitude terroriste, Marco Bellocchio refuse le jugement expéditif. Son ambition n’est pas d’accuser ou de défendre telle ou telle force en présence, pas d’avantage de les renvoyer dos à dos au nom de leurs convictions respectives. Aldo Moro et ses quatre geôliers ayant vécu ensemble pendant près de deux mois, des liens se sont forcément tissés.

Ce sont eux, liens rationnels et inconscients, mystérieux même pour le spectateur, qui intéressent Marco Bellocchio dans cette autopsie du terrorisme filmée comme une cérémonie funèbre. Avec ses bleus sourds, ses gris sans lumière, la musique sombre et planante de Pink Floyd, le film peut aussi se lire comme une allégorie.

Dans «Buongiorno, notte», tout le monde est en prison, pris à son propre piège. Dans cette confrontation entre les terroristes et le séquestré, les premiers sont aveuglés pas leur idéologie: «Nous sommes prêts à mourir pour nos idées» dit Mariano, l’intellectuel, mais aussi prêts à tuer au nom de la justice du peuple. «Prêts à mourir comme les martyrs chrétiens», répond Aldo Moro.

Foi dans le marxisme pour les uns, foi en Dieu pour l’autre, tous sont les otages d’une situation qu’ils sont incapables de maîtriser et de résoudre. Car le moteur du film, c’est l’empêchement, l’asphyxie, le ressassement, l’impuissante attraction pour cette cachette rudimentaire où vivote le prisonnier. Marco Bellocchio filme ce placard comme un confessionnal, avec tout le rituel qui l’accompagne: pour accéder à la cellule, il faut s’agenouiller, préserver son anonymat à l’aide d’une cagoule, ensuite parler, pleurer, souffrir, se confesser, expier.

Des gestes «pieux» qui sont inscrits dans le quotidien des terroristes. D’ailleurs ces ennemis de la démocratie chrétienne ne se signent-ils pas systématiquement avant de manger? Chiara ne pleure-t-elle pas à la lecture de la lettre qu’Aldo Moro adresse au pape? Autant de gestes que Bellocchio capte au vol, sans volonté de souligner, comme la persistance d’un inconscient collectif ou le lien intime, mimétique, qui unit, contre leurs divergences, des êtres que le reste du monde a exclu. Car, à l’arrivée, bourreaux et victime, subissent le même sort: Moro et ses ravisseurs dérangent; ils sont sacrifiés sur l’autel de la classe politique toute entière, avec la complicité du Vatican.

Bellocchio et son acteur Roberto Herlitzka à la silhouette très giacomettienne font de Moro un personnage attachant; un homme digne, sans rancune, humble, docile, sollicitant même les conseils de ses «bourreaux et juges» pour la rédaction de quelques unes de ses lettres. Par son âge, il pourrait être le père des brigadistes, mais il n’en a pas le charisme et d’ailleurs ne veut pas l’avoir. C’est un homme rendu à son destin. De l’autre côté, les brigadistes sont filmés comme des enfants – une sorte de club des Cinq tragique – en quête d’une autorité indiscutable qu’il nomme «les masses» ou «les prolétaires».

Seule Chiara se met à douter. Elle comprend qu’il y a dans les imprécations terroristes de l’extrême gauche et ses exécutions sommaires la même violence, la même tyrannie, que dans le discours de leurs ennemis historiques, les fascistes. Elle, fille de résistant, comprend surtout que le monde ne pourra pas se régler avec des majuscules: la Révolution, la Résistance, la Vertu ou le Mal.

Pour échapper à cette impasse idéologique, elle imagine, et Bellochio adopte alors entièrement son point de vue, la libération imaginaire au petit matin d’Aldo Moro. Comme un rêveur qui quitterait son lit de cauchemar à l’aube, l’homme s’en va, léger, sautillant dans les rues de Rome. Si telle avait été l’issue de cette affaire qui secoua l’Italie comme un séisme, personne jamais n’aurait utilisé la métaphore des années de plomb.