Partager son plaisir de la lecture en abandonnant des ouvrages dans des lieux publics, puis suivre leur parcours sur le Net, c’est la nouvelle mode littéraire branchée venue des Etats-Unis.
Il est midi et quart, le cœur haletant, je viens de commettre mon premier abandon de livre dans la gare de Neuchâtel. Un coup préparé avec beaucoup de sérieux.
Commencer par pique-niquer sur un des énormes bancs de bois. Lire le journal, puis repartir en laissant le journal et, camouflé dessous, «Le» livre. M’asseoir ensuite sur le banc en face et observer…
Quatre personnes ont touché mon «petit tas» durant les quarante-cinq minutes d’observation. Deux ont feuilleté le journal. Une seule m’a procuré, l’espace d’un instant, l’illusion d’un acte réussi. Et puis non. Elle est repartie sans mon bouquin. Où est-il à l’heure qu’il est, dans une poubelle ou sur une table de chevet?
La libération de livres est la nouvelle activité littéraire branchée. Elle consiste à abandonner un ou plusieurs de ses ouvrages préférés dans un lieu public en espérant que quelqu’un le trouve, s’en régale et l’abandonne à son tour. Plutôt que de finir sur une étagère dont ils ne bougeront plus jusqu’au prochain époussetage, les livres circulent, vivent plusieurs vies.
Après les libérateurs de nains de jardins, voici les libérateurs de livres ou, bookcrossers. Leur activité, le bookcrossing («passe livre» en français), un mélange de bourse littéraire, de club du livre gratuit, de bibliothèque online et de bouteilles à la mer, est bien codifiée. Tout bookcrosser qui se respecte enregistre ses livres sur le site www.bookcrossing.com, le portail suisse du site.
Chacun y reçoit un numéro (BCID) qu’il inscrit, tel une bague à la patte d’un pigeon voyageur, à l’intérieur du livre abandonné. Il devient dès lors possible de le suivre. Pour autant que chaque personne qui le trouve vienne sur le site indiquer les lieux et dates de la découverte puis de la libération.
L’idée est née, il y a juste trois ans aux Etats-Unis, à l’initiative d’un programmeur, Ron Hornbaker. Son ambition: faire du monde une bibliothèque. Aujourd’hui, la communauté des bookcrossers compte quelque 220 000 membres ayant enregistré près d’un million de livres. Leur slogan: laisser les livres sur les étagères c’est les torturer!
Le bookcrossing débarque actuellement chez nous. L’irrévérencieuse revue «La Distinction» vient de consacrer sa première page à une incitation au bookcrossing. En Suisse allemande, «Annabelle» a suscité une même démarche auprès de ses lectrices. 1300 bookcrossers suisses ont déjà donné des jambes aux livres grâce à Internet. A Lausanne, Zürich, Bâle et Lugano, ils ont leurs «Meet Up» dans des cafés.
Pour l’heure, les chances qu’un livre abandonné soit découvert par un autre bookcrosser sont faibles. Elles sont estimées à dix pour cent en Suisse. L’endroit idéal pour les abandonner fait l’objet de discussions passionnées parmi la communauté des passeurs de livres.
Pour le professeur Jean Halpérin, pas de doute. L’endroit idéal serait ni un jardin public, ni une gare ou un train. Ce serait l’Irak… Dans la Tribune qu’il tient dans «Coopération» (17.3.04), il écrit : «Pourquoi ne pas susciter en Suisse (et ailleurs) une chaîne internationale de bonheur intellectuel?» Il rappelle qu’un geste analogue avait été accompli en direction de Sarajevo.
Chacun de nous, selon lui, peut contribuer à la reconstruction de l’Irak, «en aidant à édifier – à reconstruire – les esprits en quête de réflexion positive et de nourriture spirituelles». Récolter et expédier dans ce pays qui connaît une immense soif de lecture les livres qui dorment dans nos bibliothèques en comprenant qu’ils pourraient être désormais plus utiles là-bas y contribuerait.