CULTURE

Un roman d’apprentissage dans une Lausanne transfigurée

Avec seulement 430’000 francs, Lionel Baier a réussi son passage du documentaire à la fiction. «Garçon stupide», oeuvre libre, naïve et crue, est le portrait d’un jeune homme sans qualité qui décide de prendre sa vie en main.

A ceux qui prétendent que les villes suisses ne sont pas cinématographiques, Lionel Baier apporte un brillant démenti. Dès les premiers plans de «Garçon stupide», le réalisateur transfigure Lausanne en ville nocturne, romantique (grâce à Rachmaninov), quasiment underground.

Incontestablement, Lionel Baier a le génie des lieux. Avec lui, le cliché s’affranchit du folklore et retrouve une forme de virginité. Les salles du musée d’histoire naturelle deviennent inquiétantes, presque SF, la campagne fribourgeoise ressemble à un Eden païen, les montagnes aux neiges éternelles éblouissent au point de crever les yeux et l’usine à chocolat de Broc évoque la solitude d’une société industrielle trop propre pour être honnête.

Deuxième surprise: le cinéaste lausannois a le goût du romanesque. Il ose la naïveté en toute circonstance, dans les scènes sexuelles les plus crues, comme dans l’approche des sentiments les plus fleur bleue. Enfin, dernière bonne nouvelle, Lionel Baier possède un sens aigu du personnage, voire de l’archétype. Il n’est pas impossible que ce «Garçon stupide» devienne une sorte d’emblème générationnel, une des incarnations possibles des adolescents des années 00.

Loïc, 20 ans, travaille en usine et, la nuit, rencontre ses amants dénichés sur Internet. Loïc (excellent Pierre Chatagny, dont c’est le premier rôle) n’est pas exigeant. Vieux, laids, gras, tout lui va. Loïc vit au jour le jour, ne connaît pas Hitler, pense faire de la photo «impressionniste» avec son téléphone mobile, ne mange jamais pour faire des économies, ne s’intéresse à rien, rêve sur le mot star, n’a jamais aimé et ignore ce que veut dire «tomber amoureux».

Loïc fuit les sentiments. C’est un consommateur sans ambition; un garçon qui n’a aucune attache sinon Marie (Natacha Koutchoumov, parfaitement enthousiasmante), une amie qui l’héberge quand il reste dormir à Lausanne.

Heureusement, sa pauvreté culturelle est contrebalancée par une intelligence intuitive et un goût d’apprendre un peu maladroit mais charmant. Par exemple, après chacune de ses virées, il se plonge dans le dictionnaire pour apprendre les mots qu’il n’a pas compris dans la journée – c’est ainsi que nous découvrons que dans le Robert des noms propres Hitler vient tout de suite après Hitchcock.

L’erreur serait de comparer Lionel Baier à Godard simplement parce que sa démarche participe de celle de la Nouvelle Vague: tournage de proximité, matériel ultra léger, équipe réduite et soudée, interprétation où les amateurs côtoient les professionnels et, comme le réalisateur de «Détective», utilisation des écrans alternés.

Cette forme mixte – caméra subjective, montage arty, mélange docu-fiction – est au service exclusif du personnage, mélange de Candide et de Rocco Sifreddi. Pourtant, par ses ambitions de moraliste qui ne juge pas mais interroge, sa posture très contemporaine qui accompagne la dérive adolescente et ses pulsions autodestructrices, Lionel Baier est plus proche du Larry Clark de «Ken Park» que d’un Godard.

Roman d’apprentissage, «Garçon stupide» s’intéresse au moment où son jeune héros va basculer de son statut de spectateur consommateur à celui d’acteur de sa propre vie. Comme déclic de cette transformation: sa rencontre avec un inconnu (Lionel Baier en hors champ) qui préfère parler que baiser et qui l’encourage, comme d’ailleurs Marie, à photographier ce qu’il voit et ce qu’il vit.

Loïc va aussi découvrir ce que veut dire «admirer» en suivant de loin un footballeur inaccessible de l’équipe de Bulle, Rui Pedro Alves dans son propre rôle. Autant la première partie du film s’épanouit dans le registre matérialiste (sexe-argent-travail) autant la seconde rêve aux étoiles, avec le ridicule constitutif à toute forme d’idéalisme. En caricaturant, on pourrait dire que le film commence à la manière d’un Fassbinder pour se terminer comme un roman-photo.

Homme d’images, Lionel Baier fait aussi terriblement confiance aux mots. Lui-même, dans sa posture de créateur-Pygmalion, n’est pas loin parfois de s’attribuer le rôle d’accoucheur. Il est le Platon de ce garçon stupide, comme Marie, porteuse d’une vision du monde à la fois généreuse, responsable et sensible. Les scènes de dialogue entre Loïc et Marie sont d’ailleurs parmi les plus abouties et vivantes du film.

La réussite de «Garçon stupide» tient à la nature intimiste, très personnel de ce premier long métrage filmé comme une chronique ou un journal intime. Mais un journal brut, avec ratures, naïvetés et débordements de toutes sortes. Le résultat, s’il n’est pas convaincant à 100%, se révèle terriblement attachant.