CULTURE

Le père, le fils et les mauvais esprits

Avec «Big Fish», Tim Burton retrouve une part de son génie poétique. Une part seulement. La morale du film neutralise la beauté de son univers et la force de ses récits épiques. La paternité aurait-elle rendu l’ex-enfant terrible un peu gâteux?

Après le ratage de «La planète des singes», Tim Burton revient avec un cinéma plus personnel, une fable qui renoue avec la Burtonie: «Big Fish».

Comme son personnage s’appelle Edward, le prénom donné à ses héros les plus intimes (Edward aux mains d’argent et Ed Wood), on peut même attribuer une valeur autobiographique à son dernier opus.

On sait en effet que Tim Burton, ancien dessinateur chez Disney, a perdu son père l’année dernière et qu’il vient d’être papa à plus de 40 ans. «Big Fish», initialement prévu pour Spielberg, raconte justement une histoire de filiation, de transmission entre un père mourant et son fils en train d’accéder à la paternité.

Dans le même esprit, le film tisse de beaux liens entre les générations d’acteurs (Albert Finney et Jessica Lange pour les anciens/Ewan Mc Gregor pour les jeunes), les nationalités (la France, les Etats-Unis et la Grande Bretagne), entre les fidèles de la tribu (Danny de Vito) et les nouveaux venus (Marion Cotillard, par exemple). «Big Fish» est aussi une belle construction spatio-temporelle avec ses allers et retours entre passé réinterprété et présent implacable.

Par sa dimension épique, «Big Fish» pourrait ressembler à une Odyssée. D’ailleurs son héros, Edward Bloom est une sorte d’Hercule confronté à de colossaux travaux pour séduire la femme qu’il a aimée à l’instant même où elle lui est apparue. C’est du moins ce qu’il raconte. Car Edward, s’il a réussi sa vie, c’est grâce à son immense pouvoir d’imagination – on est loin de l’image du self-made-man à l’américaine. Pour compenser ses absences du domicile familial – il est voyageur de commerce – cet être fantasque raconte de drôles d’histoires, soit disant autobiographiques, à son fils Will.

L’homme prétend qu’il a vaincu un géant cannibale, partagé le destin d’un gros poisson, fréquenté un patron de cirque loup-garou, permis à deux soeurs siamoises coréennes de quitter la dictature. Il s’est porté volontaire pour des missions hyper dangereuses, a cambriolé contre son gré une banque qui n’avait plus un sou, a vécu dans un village où chacun vivait pieds nus, dans une joie épicurienne, puis, des années plus tard, racheté ce petit paradis tombé en faillite pour l’offrir à ses habitants.

Edward a aussi vu sa mort future dans l’oeil d’une sorcière. Ce qui l’a complètement affranchi de la peur de mourir. Sachant à quoi ressembleraient ses dernières heures, il peut se permettre toutes les excentricités, se mettre en danger, ne plus craindre la vie, la vivre comme il la rêve.

Adapté d’un livre de Daniel Wallace, «Big Fish» raconte donc les retrouvailles de ce père mythomane et de son fils, d’abord fasciné par les récits paternels puis profondément dégoûté par tous ses mensonges. Mais sont-ce vraiment des mensonges? Le fils devenu adulte va chercher à comprendre quelle vérité cachent toutes ces histoires à dormir debout.

Dans ce face à face, Tim Burton est à la fois le père qui ne veut pas renoncer à sa part de rêve, à cette imagination qui est le sens de la vie, à son goût du merveilleux; et ce fils, soucieux de comprendre parce qu’il devra, lui aussi, bientôt passer le flambeau. A eux deux, ils forment l’entité du cinéaste: être conteur de ses rêves, metteur en scène d’univers parallèles, souvent improbables, et savoir les transmettre, les rendre crédibles, les offrir aux générations suivantes.

Tous les films de Tim Burton racontent l’histoire d’êtres solitaires, marginaux, différents, qui n’accèdent au bonheur qu’en assumant leur décalage face à la société. «Big Fish» ne déroge pas à la règle avec toutefois une différence notable. Jusqu’ici, Tim Burton disait que derrière chaque monstre se cachaient sensibilité et sentiments; aujourd’hui, il dit que derrière chaque être normal se cachent des rêves merveilleux et qu’il est du devoir de chacun de rendre la vie plus belle à ceux qu’on aime.

Benigni et sa manière de repeindre l’histoire en rose n’est pas loin. «Forrest Gump» non plus, dont l’innocence enthousiaste lui vaut de devenir un héros malgré lui. Tim Burton, nonobstant son esthétique plus gothique et son bestiaire fascinant, ne dit pas autre chose: il faut garder son innocence, sa capacité d’émerveillement. L’auteur de «Mars Attacks» nous avait habitué à des morales plus aiguisées, moins consensuelles.

La fin, quasiment christique, montre que la mort est un baptême, donc une renaissance. Ce happy end permet de réconcilier la vision du père et du fils, et même d’y intégrer les mauvais esprits. Il réalise la fusion entre la féérie et la réalité, fait se croiser puis converger toutes les histoires.

C’est à la fois la faiblesse du film – ne rien résoudre de la tension entre l’idéal et le réel – et sa force métaphorique. Car si «Big Fish» est moins puissamment poétique qu’«Edward aux mains d’argent», plus boursouflé et artificiel, cette fable sur la capacité à enchanter le monde n’en reste pas moins très émouvante.