KAPITAL

Les vagues de licenciements se poursuivent en Suisse. Jusqu’à quand?

De Migros à Credit Suisse, des milliers de collaborateurs voient actuellement leurs postes supprimés. Faut-il s’attendre à une crise généralisée sur le marché de l’emploi? Les économistes sont partagés.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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L’annonce de licenciements faite le mois dernier par Novartis – 400 emplois s’ajoutant aux 1400 postes déjà supprimés à partir de l’été 2023 – apparaît comme la dernière d’une longue série. Migros avait auparavant déclaré biffer jusqu’à 1500 places de travail, La Poste 110, Sunrise 200, Credit Suisse et UBS 3000. Ces plans de restructuration frappent les esprits, car ils touchent à de grandes sociétés historiques du pays. «Sur un plan humain, ils nous préoccupent car ce sont autant de personnes qui s’apprêtent à voir leur quotidien se compliquer et leur niveau de vie baisser, relève Sergio Rossi, directeur de la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire de l’Université de Fribourg. Economiquement parlant, cela pourrait se traduire par une baisse de la consommation des ménages et avoir un effet négatif sur les PME qui vendent des biens et des services à ces grandes entreprises en restructuration.»

Exportations à la peine

Les effets des licenciements massifs annoncés dernièrement ne sont pas forcément encore visibles. Dans le but d’anticiper la dynamique de l’emploi en Suisse dans les mois à venir, le Centre de recherches conjoncturelles de l’EPFZ (KOF) interroge plus de 4000 entreprises chaque trimestre. «De janvier à mars 2024, l’indicateur a reculé de 0,5 points, ce qui est loin d’être catastrophique, dit le responsable de cet indicateur, Michael Siegenthaler. En revanche, dans le secteur secondaire, la majeure partie des entreprises prévoient de réduire leur masse salariale. La situation est nettement moins bonne qu’il y a un an en arrière. Il s’agit notamment de sociétés productrices de machines et de biens d’investissement ou d’entreprises sous-traitantes de l’industrie – actives par exemple dans le domaine du commerce de gros, soit qui transportent, mettent en valeur, stockent des produits manufacturés.» Cette tendance à la baisse est principalement imputable à la situation conjoncturelle actuelle. «Les firmes qui exportent souffrent, entre autres, de voir l’Allemagne, le principal partenaire commercial de la Suisse, en récession.» Dans le tertiaire toutefois, les perspectives sont positives (lire l’encadré).

Valérie Lemaigre, économiste en chef de la BCGE, se veut rassurante. «Il ne faut pas s’alarmer. Malgré le tassement de la conjoncture en 2024, la Suisse ne connait pas de récession globale. La création d’emplois devrait certes ralentir cette année, mais il n’y aura pas de baisse du nombre total de places de travail en Suisse.»

Pour appuyer ses propos, elle se base sur l’analyse de la situation de l’emploi des cinq dernières années. «Le secteur manufacturier connaît certes un repli en raison de la conjoncture mondiale et du franc fort, mais on assiste plutôt à une normalisation dans les autres secteurs. La création d’emploi dans l’industrie pharmaceutique ou la distribution avait été dynamisée par les besoins liés à la pandémie, puis a repris à partir de 2022 son cours normal. A l’inverse, des domaines qui avaient souffert du Covid, comme l’hôtellerie et la restauration, ont retrouvé depuis les places de travail qui avaient été détruites.»

Réorganisations

Quant aux différentes annonces de licenciement intervenues ces deniers mois, il s’agirait plutôt de réorganisations stratégiques, d’après l’économiste de la BCGE. «Après le travail en urgence des années précédentes induit par la pandémie, le ralentissement des activités a été l’occasion pour ces sociétés de prendre le temps de réfléchir. Elles se sont demandé comment continuer à générer des profits et être productives. Novartis a par exemple décidé de fusionner deux activités, Oncologie et R&D, et de digitaliser davantage sa partie administrative. Il en va de même pour Migros, qui se recentre sur l’alimentaire, en vendant par exemple ses magasins d’électroménager ou de sport. De manière générale, les entreprises ont continué d’investir en 2023, ce qui est positif pour leur longévité.»

Le cas UBS-Credit Suisse est différent. «Nous sommes dans le scénario d’une faillite et d’un sauvetage. Les effets des départs chez Credit Suisse, qui vont s’accélérer durant la deuxième moitié de 2024, sont déjà visibles dans les chiffres de l’emploi du secteur de la finance depuis juin 2023.»

Certaines grandes entreprises suisses ont aussi fait le choix d’investir massivement à l’étranger, à l’instar de Novartis et de son ancienne filiale de médicaments génériques Sandoz en Slovénie. Le phénomène des délocalisations au sein des entreprises internationalisées constitue un vrai défi, notamment dans le secteur pharmaceutique, reconnait Michael Siegenthaler du KOF. «Ces sociétés, qui ont déjà des usines partout dans le monde, cherchent à faire baisser les coûts en renforçant certains centres de production étrangers. Si la pharmaceutique a un poids désormais négligeable en termes d’emplois (45’000 équivalents temps plein) en Suisse, la valeur ajoutée, à travers la R&D et les ventes par exemple, reste encore importante dans le pays.»

Ces stratégies de restructuration et de délocalisation ont des effets indirects sur les autres entreprises du même secteur d’activité, selon l’économiste fribourgeois. «Les PME sont en quelque sorte forcées de suivre cette stratégie pour rester compétitives, ne pas perdre leurs parts de marché ou pouvoir encore emprunter aux banques. Leur rentabilité et capacité de remboursement sont, en effet, jugées par ces dernières à l’aune des grands acteurs du marché.»

Mutations profondes

Outre les facteurs stratégiques, des changements structurels sont aussi à l’œuvre. «L’automatisation et l’intelligence artificielle supprimeront davantage de postes qu’ils n’en créeront, analyse Serio Rossi. Je le dis depuis plusieurs années et un sondage effectué durant le WEF en début d’année le confirme (ndlr: un quart des chefs d’entreprise prévoyaient d’importantes pertes d’emplois liées à l’IA en 2024). Comment fera-t-on quand les machines produiront toujours plus de biens et de services, mais qu’il n’y aura plus personne pour les acheter, parce que les gens auront perdu leur travail et donc leur salaire? Je suis plus pessimiste qu’optimiste en la matière.»

Tous les secteurs sont touchés par la digitalisation à des degrés divers et depuis plusieurs années déjà – finance, télécommunications, Poste –, mais le cas de la distribution et du commerce de détail se révèle particulièrement intéressant, selon Michael Siegenthaler. «Alors que la population a augmenté, et le niveau des ventes avec elle, l’emploi dans la distribution est resté stable ces dernières années. Cela est dû à la hause des achats en ligne, notamment dans l’électronique ou les vêtements, mais aussi à l’automatisation.»

En termes d’emploi, l’économie doit également composer avec la sortie du marché du travail des baby-boomers. «C’est un défi important pour l’économie. La digitalisation pourrait permettre de soutenir la productivité dans les secteurs des services et de ne pas avoir à remplacer l’ensemble de ces collaborateurs. Cette transition démographique peut expliquer le nombre de postes vacants élevé, malgré la conjoncture. Elle pourrait permettre d’éviter toute augmentation forte du chômage ces prochaines années en Suisse.» Selon l’économiste genevoise Valérie Lemaigre, la transition écologique sera elle aussi source de création de nouveaux emplois dans les domaines de la rénovation, de l’innovation environnementale ou des énergies renouvelables.

Espoirs pour 2025

Sergio Rossi craint que le reste de l’année 2024 ne soit marquée par le report de projets d’investissement dans les entreprises. «Nous sommes dans une période de crises diverses, avec la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient, une récession qui guette dans la zone euro, des taux d’intérêt relativement élevés et donc des emprunts plus chers. Cela diminue l’envie d’investir des entreprises, risque d’engendrer une baisse du taux d’activité et des recettes fiscales. C’est un cercle vicieux duquel il faudra sortir.»

Sauf nouvel événement géopolitique inattendu, qui ferait augmenter très rapidement les cours du pétrole, 2025 devrait voir la profitabilité des entreprises augmenter à nouveau, selon Valérie Lemaigre. «Nous pourrions être dans le même scénario que l’année 2015 durant laquelle, après un petit trimestre de récession en Suisse, l’emploi n’avait finalement pas été affecté.»

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La pénurie se poursuit dans le tertiaire

«Les services privés ou publics – dont le poids est plus important sur le marché du travail suisse que l’industrie –, continuent à présenter des postes vacants, constate Michael Siegenthaler, responsable du Centre de recherches conjoncturelles de l’EPFZ (KOF). Dans la santé ou l’éducation par exemple, la pénurie de main d’œuvre est davantage un problème que les licenciements massifs.»

Les perspectives restent donc positives dans le tertiaire selon l’indicateur d’emploi. Le KOF est même étonné par ce chiffre élevé de postes ouverts, avec des niveaux prépandémiques dans certains domaines, et un nombre important de travailleurs venus de l’étranger pour répondre à cette demande en 2023. «Nous ne comprenons pas pourquoi les entreprises sont aussi optimistes dans leurs prévisions d’emploi. Dans l’informatique ou le consulting par exemple, la valeur ajoutée augmente moins vite. Cette situation n’est pas propre à la Suisse, mais se voit dans d’autres pays d’Europe.» Les spécialistes du KOF attendent de voir si le phénomène se poursuivra ces prochains mois, bien qu’ils penchent plutôt pour une normalisation.