LATITUDES

Les formations des cuisiniers suisses se mettent au végétal

Malgré la forte hausse du végétarisme, nombre de restaurateurs ont encore du mal à intégrer la cuisine non carnée. Écoles et formateurs se mobilisent pour mieux préparer les chefs à répondre à cette nouvelle demande.

Un Suisse sur dix sera végétarien en 2027: c’est la projection effectuée par l’association SwissVeg dans son rapport annuel. Alors qu’en 2022, les végétariens étaient plus de 304’000, soit 3,4% de la population (et 42’000 véganes), leur nombre augmente de 14% par an. Pourtant, malgré le fait que les préoccupations éthiques et climatiques poussent de plus en plus de personnes à revoir leurs habitudes alimentaires, l’offre dans la restauration peine à suivre. En cause notamment: le retard dans les formations de cuisinier.

Mais la situation s’apprête à évoluer: le cursus des apprentis a été révisé à l’échelle nationale en juin 2023. La nouvelle mouture entrera en vigueur à la rentrée 2024. «Les cuisiniers sont conscients des problèmes environnementaux et climatiques posés par certaines denrées alimentaires et ils en tiennent compte dans toute la mesure du possible lors de la conception de l’offre de mets», peut-on notamment lire dans les nouvelles directives de Hotel Gastro Formation Suisse, l’organe qui fixe les objectifs à atteindre pour l’obtention d’un certificat fédéral de capacités (CFC) de cuisinier.

30 fois moins de CO2 que la viande

L’alimentation carnée est en effet largement plus polluante que la végétarienne: à apport calorique égal, la production de viande de bœuf, par exemple, rejette en moyenne 30 fois plus de CO2 que celle de légumes et 10 fois plus que celle des œufs, selon une étude de 2018 publiée dans la revue américaine Science.

En Suisse, 20% à 25% des cours en école professionnelle seront donc désormais consacrés à la cuisine non carnée. Les cours interentreprises (au nombre de 20 pour une formation CFC complète de 3 ans) sont aussi amenés à intégrer ce type de cuisine. «L’un des objectifs est d’être à même de préparer un plat en phase avec les besoins des hôtes. Dans cette optique, on exigera de l’apprenti qu’il sache préparer un plat sans viande et un autre sans aucun produit d’origine animale», explique Jean-Pierre Schnyder, enseignant à l’École professionnelle commerciale et artisanale de Sion (EPCA).

Exit également les recettes imposées de façon homogène et systématique à tous les apprentis. Place à une évaluation qui met l’accent sur le savoir-faire acquis en fonction du type de restaurant dans lequel l’apprentissage a été réalisé. «Jusqu’à aujourd’hui, les plats imposés étaient notamment les mets de brasserie. Or, nous avons observé que ce genre de pratique ne correspondait plus aux besoins de la clientèle et qu’il fallait donc se mettre au goût du jour», poursuit Jean-Pierre Schnyder.

Il se dit par ailleurs très optimiste quant au fait que ces nouveaux plans de formation favorisent la créativité et le savoir-faire des futurs cuisiniers en matière de gastronomie non carnée. «C’est une compétence devenue indispensable pour les restaurateurs, à l’exception de ceux qui proposent une offre très spécifique.»

Pourquoi ces changements ont-ils tant tardé à s’imposer malgré la tendance toujours plus forte au végétarisme? «Ces révisions de programme prennent du temps. C’est un processus qui nous pousse à courir après les tendances, et il est vrai que lorsque les formations sont introduites, elles commencent déjà à être dépassées.»

L’École hôtelière de Lausanne à «l’avant-garde»

Ce retard dans la reconnaissance des arts culinaires «plant-based» n’est pas spécifiquement helvétique. En Europe, plusieurs centres d’enseignement cherchent à combler cette lacune. Citons notamment le Culinary Institute of Europe, à Budapest, qui propose un cursus entièrement dédié à la cuisine végétarienne. Plus près d’ici, à Zurich, la Ziguri plant based Culinary Academy offre une formation de plusieurs mois couvrant les principaux domaines de la cuisine végétalienne.

En région lémanique aussi, les choses bougent. À la rentrée 2023, l’EHL Hospitality Business School, à Lausanne, a lancé des ateliers de formation, ouverts aux professionnels et aux particuliers, axés sur la cuisine végétale. L’institution à la renommée mondiale ne dispense pas de formations professionnelles menant directement aux métiers de la cuisine, mais cherche à affirmer son rôle dans l’écosystème de l’hôtellerie-restauration en Suisse. «Nous nous devons d’être à l’avant-garde», glisse Michel Magada, maître d’enseignement en arts pratiques à l’EHL.

Pour lui, le défi de la restauration sans ingrédients d’origine animale réside dans l’équilibre diététique, l’apport en protéines étant plus difficile à gérer avec des plats végétaliens. «Pour y parvenir, les ingrédients clés sont les légumes secs, comme les lentilles et les pois chiches, ainsi que les noix et les graines. À partir de là, il faut se montrer créatif.»

Michel Magada évoque quelques-unes de ses créations: faux œuf apparent à base de purée de céleri rave et de carottes agrémentée de crème de sésame, mayonnaise au lait de soja, moutarde et curcuma, ou encore blini aux asperges avec sauce au safran à base de tofu soyeux.

Le maître d’enseignement est convaincu que l’avenir appartient à ceux qui maîtrisent la cuisine végétarienne. «Tenir un restaurant sans proposer de plats sans produits d’origine animale est un pari risqué. Ces régimes sont certes encore minoritaires, mais il ne faut pas oublier que la clientèle se déplace le plus souvent en groupe. Il suffit qu’une seule personne dans ce groupe suive un régime non carné pour que tous se reportent sur une autre enseigne plus accommodante.»

«Un nouvel univers à explorer»

Pour Michel Magada, les cuisiniers déjà en activité doivent aussi prendre leurs responsabilités pour se mettre à niveau. «Si on ne trouve pas de formation professionnelle satisfaisante, le mieux est de se rabattre sur les livres, cours en ligne, vidéos en libre accès ou encore les séminaires traitant de cuisine végétale. Il y a beaucoup de moyens d’apprendre et, en définitive, celui qui sait cuisiner une pièce de bœuf de façon professionnelle ne devrait pas avoir trop de mal à en faire autant avec des légumes.»

Mais pour qui souhaite suivre une formation traditionnelle, le parcours s’avère parfois difficile. «Les solutions existent, mais elles restent peu nombreuses et surtout très éparpillées. Pour la majorité des cuisiniers, cela demande de se déplacer loin de chez eux, et cela n’est pas toujours possible», estime Danny Baker, chef du restaurant 100% végane La Luciole, qu’il a ouvert en février 2024 à La Chaux-de-Fonds.

Dans son établissement, Danny Baker met un point d’honneur à allier consommation responsable, en utilisant exclusivement des produits locaux, et plaisirs de la table. «Il ne s’agit pas uniquement d’offrir des plats sans viande, lait ou œufs, il faut aussi faire preuve d’inventivité pour révéler de nouvelles saveurs et surprendre la clientèle. Beaucoup cherchent à vivre une expérience culinaire spéciale. Or, les plats véganes constituent un nouvel univers à explorer, même pour ceux qui mangent régulièrement de la viande.»

Voilà plus de dix ans que ce trentenaire originaire du pays de Galles a décidé de se consacrer à l’art culinaire. Avant de poser ses valises dans les montagnes neuchâteloises il y a un an (sa compagne, copropriétaire du restaurant, étant originaire de la région), il s’est notamment formé auprès d’Alexis Gauthier, chef français étoilé établi à Londres.

Lui-même végane, ce dernier a décidé, en 2021, de retirer tous les produits d’origine animale de ses menus. «Il m’a fallu beaucoup de persévérance pour être embauché chez lui, se souvient Danny Baker, mais le jeu en valait la chandelle. Ce bagage m’a permis de lancer ma propre entreprise, en reprenant les mêmes ingrédients de base: cuisine végétale, produits locaux et service de qualité supérieure.»

Même dans la capitale britannique, connue pour son offre gastronomique assez généreuse envers les végétariens et véganes, les cuisiniers ne sont pas incités à se spécialiser exclusivement dans ce type de préparations. «En Grande-Bretagne, un cuisinier végane devra en général se contenter d’un salaire environ 20% inférieur à celui d’un cuisinier standard. Forcément, cela en refroidit beaucoup», déplore Danny Baker.

«Beaucoup considèrent les légumes comme une simple garniture»

Certains cuisiniers n’ont pas attendu que le changement s’opère dans les milieux de la formation et des écoles pour mettre leur cuisine au goût du jour. Attentif à l’évolution du métier, le chef Damien Germanier avait constaté l’augmentation des demandes pour les menus végétariens il y a dix ans déjà.

Il décide alors d’intégrer davantage la cuisine végétarienne à la carte de son restaurant de Sion. Une volonté née également de son souhait de travailler uniquement avec des produits locaux ou «disponibles à moins de 300 km de la frontière suisse», explique le chef, étoilé au Michelin. «En Suisse, la viande et le poisson ne représentent que la moitié de la production agricole. Je trouve donc logique de valoriser les produits d’origine végétale, en soignant leur sélection et leur préparation.»

Le Valaisan a souhaité accommoder les régimes végétariens et véganes, mais aussi ceux sans lactose et sans gluten. Bien que l’offre culinaire des restaurants suisses commence progressivement à s’élargir pour intégrer ce type de plats, il sent encore une résistance chez certains confrères. «Malgré une demande en hausse, l’offre peine à se réinventer. Beaucoup de cuisiniers considèrent les légumes comme une simple garniture cuite à l’eau, souvent sans assaisonnement. Évidemment, cela se répercute dans la formation des jeunes.»

Damien Germanier offre des cours de cuisine végétarienne à son catalogue de formation pour particuliers. Il forme également ses apprentis à la préparation de plats à base végétale de qualité. «Ce sont des compétences à développer même sur des plats carnés. Une garniture bien travaillée est indispensable pour une cuisine de qualité supérieure.»

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Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans Blick.