KAPITAL

Partager son job au plus haut niveau

La codirection, ou top sharing, séduit certains cadres et dirigeants d’entreprise en Suisse. Une pratique prometteuse qui nécessite toutefois quelques prérequis et une préparation dûment réfléchie.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans PME.

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«Le temps partiel peut être un moyen de mieux concilier vie professionnelle et temps libre, mais il peut aussi constituer un obstacle au développement d’une carrière. Partager un poste à responsabilité permet de limiter son temps de travail sans pour autant brider son propre développement professionnel.» Irenka Krone-Germann pratique le top sharing depuis plusieurs années. Elle jongle aujourd’hui entre ses trois postes de direction à temps partiel – au Centre de compétence pour la coopération internationale (Cinfo), auprès de sa start-up We Jobshare ainsi que dans son association Part-Time Optimisation (PTO) –, tout en étant mère de trois enfants.

La codirection reste à ce jour une pratique majoritairement féminine: la proportion de femmes pratiquant le job sharing à un poste de direction était trois fois supérieure à celle de la moyenne générale en 2021 selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Toutefois, les profils des «top sharers» se diversifient. Pour les accompagner, Irenka Krone-Germann a créé en 2013 l’association Part-Time Optimisation (PTO), qui accompagne des entreprises vers les modèles de top sharing ou codirection. Elle compte aujourd’hui une vingtaine de membres. «Nous aidons aussi des jeunes hommes qui cherchent à réconcilier travail et temps libre ainsi que des séniors qui, approchant de l’âge de la retraite, souhaitent diminuer leur taux d’activité, parfois dans l’optique de se lancer en indépendant ou d’exercer une autre activité en parallèle.»

Responsabilité partagée

Accéder à une fonction dirigeante sans pour autant se détacher de la pratique du métier, c’est ce qui a motivé Lauriane Schott et Loïc Schorderet, tous deux 31 ans, corédacteurs en chef à Radio Fribourg depuis avril 2023. «Nous consacrons désormais la moitié de notre temps de travail à ce poste, et l’autre moitié au journalisme, expliquent-ils. Après presque un an de codirection, nous n’avons encore jamais constaté de décalage entre nos deux visions et aucun désaccord important n’a émergé. Néanmoins, nous nous attendions à ce que la charge mentale soit un peu moins lourde. Les inquiétudes liées au poste à responsabilité ne nous quittent jamais vraiment que l’on y dédie 50% ou 100% de son temps.»

Contrairement au travail à temps partiel classique, la codirection implique des tâches interdépendantes et une responsabilité commune, ce qui peut se révéler rassurant dans les périodes difficiles. À Radio Fribourg, le tandem a d’ailleurs déjà traversé une situation de crise en novembre 2023, lorsque six collaborateurs ont été licenciés pour des raisons économiques, dont trois dans la rédaction francophone qu’il dirige. «C’est le genre d’écueils qu’on préfère affronter à deux», souligne Lauriane Schott.

Complémentarité et compatibilité

Pour Romain Schneider, psychologue du travail au sein du cabinet Copsytra à Genève, l’un des défis majeurs pour les partenaires en codirection consiste à trouver l’optimum entre la complémentarité, qui constitue l’attrait principal du top sharing, et la compatibilité, sans laquelle le partenariat risque de voler en éclats. «On peut comparer le rôle de codirecteur à celui de parent. Il faut savoir être solidaire dans ses prises de décision et éviter d’afficher des divergences face au reste du personnel et des partenaires externes.»

Tous les partenariats ne se déroulent cependant pas comme espérés. Entre 2015 et 2018, Laurent Cuenoud a codirigié Eqlosion, une entreprise vaudoise de conseils en transition écologique. Une expérience plutôt mitigée pour lui et son ancien binôme. Selon lui, partager un poste à responsabilité présentait pourtant plusieurs avantages, parmi lesquels «la possibilité d’évoluer au sommet d’une entreprise tout en pratiquant le temps partiel, l’union des forces, la complémentarité et, sur une note plus pratique, pouvoir maintenir une direction permanente même en cas de congé maladie prolongé d’un des deux partenaires.»

Mais son vécu le pousse aujourd’hui à émettre quelques doutes quant à la pérennité du modèle de codirection: «Il ne faut pas minimiser le risque de divergences de vision et de stratégie qui peuvent apparaître. La direction risque alors de manquer de cohérence. Chez Eqlosion, chaque directeur gardait la mainmise sur ses dossiers et ne les transmettait qu’en cas d’absence prolongée.» Pour lui, multiplier les interlocuteurs peut aussi poser un problème à la clientèle ou aux partenaires de la société codirigée. «Bâtir une relation avec une société externe prend du temps, et il arrive que certaines personnes amenées à travailler avec une direction bicéphale soient un peu déroutées.» Après trois ans, le Lausannois a quitté la direction d’Eqlosion pour se consacrer à sa propre entreprise ScaleUp Project, spécialisée dans la transformation numérique et dont il est encore aujourd’hui directeur.

Risque de confusion

«Partager un poste à responsabilité demande quelques prédispositions, complète Irenka Krone-Germann. Il faut notamment valoriser le consensus et faire preuve d’empathie, de confiance mutuelle et de transparence. Les personnes qui pensent ne pas remplir ces critères devraient a priori renoncer à ce type de pratique. Les partenariats les plus fructueux sont ceux formés par exemple par des collègues ou des amis qui ont des caractères adéquats pour la codirection. Si l’on n’a pas encore rencontré la personne idéale, on peut toujours recourir à des plateformes de mise en partenariat pour la trouver.» (voir encadré)

À la rédaction de Radio Fribourg, le duo s’est formé naturellement. «Nous travaillions déjà ensemble depuis plusieurs années et connaissions bien nos affinités complémentaires», dit Loïc Schorderet. «Je préfère la planification et Loïc sera plus à l’aise dans la gestion des problèmes ou des conflits», complète Lauriane Schott. Néanmoins, revêtir une double casquette peut parfois faire émerger une certaine confusion, «par exemple, dans les cas où nous sommes en sous-effectif et qu’une actualité doit être traitée urgemment. L’un des deux peut alors reprendre son activité de journaliste alors qu’il est censé assumer la fonction de responsable ce jour-là. C’est très pratique sur le moment, mais à plus long terme cela peut aussi contribuer à brouiller la limite entre les deux fonctions.»

Selon les données rapportées par l’OFS en 2021, la pratique concerne près d’un poste sur vingt dans les professions intellectuelles et scientifiques (4,9%), mais peine à s’implanter dans les postes de direction, où leur proportion reste marginale (1,1%). «Ces chiffres doivent être interprétés avec précaution car ils ne sont le résultat que d’une question posée dans “L’Enquête sur la population active”, tempère Irenka Krone-Germann, autrice du livre “Temps partiel en Suisse, Pertinence, impact et défis”. Des chiffres plus précis sont attendus pour 2024, et il semble pour l’heure que le partage de poste à responsabilité soit en légère progression. Mais les obstacles subsistent: la pratique est encore assez mal connue et il reste difficile de convaincre certaines PME, notamment parce que cette méthode peut engendrer des coûts supplémentaires.»

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Une plateforme pour mieux choisir son partenaire

En 2016, Irenka Krone-Germann a fondé We Jobshare, une plateforme de rencontre professionnelle pour personnes à la recherche d’un partenaire de travail. Après avoir défini ses traits de caractère sur le lieu de travail, l’utilisateur est guidé par l’algorithme vers une personne correspondante. Basée à Villars-sur-Glâne (FR), la plateforme est codirigée par Oliver Krone et Razvan Oprea.

Pour aller plus loin, Romain Schneider, psychologue du travail à Genève, préconise «des tests de personnalité, évaluant des préférences de comportement et de communication afin de favoriser une meilleure compréhension mutuelle sur le long terme». Ces tests psychométriques nécessitent toutefois l’intervention d’un professionnel qualifié en psychologie du travail afin de tirer le meilleur parti des résultats. «Certains ont recours à la psychométrie lorsque certaines dissensions apparaissent entre les partenaires, ajoute Irenka Krone-Germann. Accompagnées par des professionnels, ces évaluations permettent de mettre en lumière la perception que chacun se fait de l’autre et de trouver des solutions plus facilement en cas de désaccord.»