KAPITAL

Hôtellerie: les pays du Golfe rachètent nos hôtels de luxe suisses

En février, le groupe dubaïote Jumeirah rachetait l’hôtel Richemond à Genève pour 114 mios de francs. Un rachat qui succède à celui du Schweizerhof et du Royal Savoy par un fond qatari, selon une stratégie de diversification des pays du Golfe en Europe.

Une version de cet article réalisé par Large Network est parue dans Blick.

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Victime de la pandémie de Covid-19, le Richemond avait fermé ses portes fin août 2020, après plus de 140 ans d’exploitation. En février dernier, l’emblématique palace genevois avait été racheté pour 114 millions de francs par le groupe hôtelier Jumeirah établi à Dubaï, aux Émirats arabes unis. Après d’importantes rénovations, l’établissement accueillera à nouveau ses clients en 2025. «L’achat de l’hôtel Richemond par les Émirats arabes unis est une épreuve permettant de voir si les investissements en Suisse sont rentables. Si tel est le cas, je pense qu’ils auraient les moyens et la volonté d’investir davantage», analyse Hasni Abidi, chargé de cours au Global Studies Institute de l’Université de Genève.

En précurseur, Katara Hospitality –filiale du fonds souverain du Qatar– avait déjà acquis en Suisse, le Schweizerhof à Berne en 2013, le Royal Savoy à Lausanne en 2009 ou encore le Bürgenstock près de Lucerne en 2007. De leur côté, les Émirats arabes unis ont fait mainmise, grâce à Dubaï Holding -leur fond souverain estimé à plus de 35 milliards dont le groupe Jumeirah est une filiale- sur plusieurs palaces en Europe: The Carlton Tower Jumeirah en Angleterre ou encore le Jumeirah Port Soller Hotel & Spa à Majorque, avant de s’implanter en Suisse avec l’achat de l’hôtel Richemond.

Une stratégie économique et politique

La volonté de se déployer en Suisse s’inscrit dans une stratégie réfléchie par des fonds souverains des pays du Golfe afin de diversifier leurs investissements en Europe et de préparer l’après-pétrole, explique Hasni Abidi: «Ils ont conscience de la transition écologique qui est en marche et anticipent les pertes financières provoquées par la baisse d’utilisation des énergies fossiles par les États occidentaux.»

Les pays du Golfe auraient un attrait particulier pour les bâtiments de renom. «Ces groupes mandatent des sociétés spécialisées afin de dénicher la perle rare: des lieux disposant d’une situation géographique intéressante ainsi que d’une valeur à la fois historique, économique et financière.» Un constat partagé par Yvan Schmidt, spécialiste en économie immobilière et directeur de l’entreprise YS advisory: «Les palaces suisses intéressent, car ce sont des objets de prestige. Un autre facteur d’intérêt pour ces états est la protection de leur capital, qui est souvent très important.»

Cette stratégie économique et financière bien ficelée n’est toutefois pas dépourvue de calculs politiques, ce qui rend la frontière entre le domaine public et privé ténue. «Acheter des couronnes de l’hôtellerie en Suisse, c’est aussi s’offrir une visibilité à l’étranger, se placer en tant qu’interlocuteur privilégié envers les autorités politiques et économiques en Occident et améliorer son image d’investisseur solide et fiable», précise Hasni Abidi.

Désertion des investisseurs suisses

«Les étrangers sont prêts à payer très cher et ont des objectifs moins élevés en termes de rendement que les investisseurs suisses qui, eux, sont généralement plus analytiques», explique Yvan Schmidt. «Le marché helvétique est intéressant par sa stabilité économique et politique, ce qui rend ces placements relativement sûrs.»

Qu’il s’agisse d’investisseurs nationaux ou étrangers est secondaire, d’après Vinzenz van der Berg, responsable communication d’entreprise au sein d’HotellerieSuisse: «L’important pour le paysage touristique suisse est que des investissements continuent d’être réalisés. Il est pourtant tout de même souhaitable que les entreprises activent en Suisse représentent les valeurs du pays et les intègrent dans leurs activités.»

Des achats éphémères?

En avril dernier, le site d’informations financières zurichois Inside Paradeplatz lance la rumeur: les trois hôtels suisses de Katara Hospitality -le Schweizerhof, le Royal Savoy et le Bürgenstock- seraient en vente. Quelques jours plus tard, le journal 24 heures révèle que le groupe hôtelier qatarien dément ces informations. Ce contexte d’incertitude pose pourtant des questions: les palaces helvétiques acquis par les pays du Golfe sont-ils destinés à rester en leur possession?

«Ces États ne sont pas là pour faire de la charité, pour sauver la culture ou l’histoire, ils sont animés par une logique marchande, souligne Hasni Abidi. Ainsi, s’ils considèrent qu’il y a un intérêt dans la vente d’un palace, ils sont prêts à s’en séparer.» De plus, selon l’expert, les frais nécessaires au maintien des palaces suisses sont très élevés, il est donc difficile de rentabiliser les investissements effectués pour la rénovation.

Pour le spécialiste Yvan Schmidt, la revente fait partie du jeu: «Lorsque que l’on dit que rien n’est éternel, c’est encore plus vrai pour ce type d’acquisitions. Les grandes fortunes se retirent lorsqu’elles considèrent que le moment est propice.» Les derniers mois n’ont pas été favorables aux placements étrangers: «La décision du Conseil fédéral ayant permis l’opération de rachat de Credit Suisse par UBS traduit une forme d’instabilité juridique pouvant donner l’impression que les investissements en Suisse ne sont pas aussi avantageux que ce que l’on imaginait jusqu’à maintenant.»

Surfer sur la dune de l’inflation

Pourtant, tous les voyants ne sont pas au rouge pour les fonds souverains du Golfe – rares pays pour lesquels l’inflation est profitable. «Depuis l’éclatement de la guerre en Ukraine, ces états ont engrangé des bénéfices très importants liés à la montée du prix du pétrole et du gaz», analyse Hasni Abidi.

De plus, Yvan Schmidt constate la pertinence particulière que revêt aujourd’hui un placement dans l’immobilier, parapluie contre l’inflation: «Lorsque les prix augmentent, le bien immobilier prend lui aussi de la valeur. Il y a un phénomène d’assimilation de l’inflation, qui fait que l’on se protège contre l’augmentation des prix et la diminution de valeur de nos capitaux. Ainsi, si notre fortune est placée à la banque, elle vaudra moins que si elle se trouve dans un véhicule de placement qui, lui, absorbe aussi une valeur supplémentaire. C’est un moyen de se protéger contre l’inflation.»