LATITUDES

La manif et le plaisir de la marche

Quand des milliers de personnes descendent dans la rue pour manifester, on peut s’interroger sur leur motivation profonde. Ne serait-elle pas liée au simple plaisir du déplacement à pied?

Faudra-t-il ajouter le parcours genevois Malagnou-Etrembières à la longue liste des itinéraires entrés dans l’histoire de la contestation, tels que Bastille-République à Paris, Market Street à San Francisco, Narodni Avenue à Prague ou Plaza de Mayo à Buenos Aires?

Si les manifs sont des chemins initiatiques, la désobéissance commence souvent par la marche. C’est en marchant que l’on dénonce. On dit d’ailleurs que la révolution est «en marche», et le mot «marcheur» s’est enrichi, en 1960, d’une nouvelle acception pour devenir également «personne qui participe à une marche de protestation» (Petit Robert). Au sein d’une société sédentarisée, les occasions de découvrir le charme lié à notre mode naturel de déplacement sont devenues rares. Défilés, cortèges et autres parades permettent de se le réapproprier. Un «bénéfice collatéral» en quelque sorte.

Rebecca Solnit, auteur d’un ouvrage — «L’art de la marche», aux éditions Actes Sud — en a fait l’expérience. Ce sont en effet les armes nucléaires qui l’ont amenée à éprouver le plaisir que procure la marche. Avec ravissement, elle découvre que son corps suffit à la transporter là où elle veut aller.

Comment cela? Dans les années 80, elle militait dans le mouvement antinucléaire et participait aux manifestations organisées au printemps sur le site d’essais nucléaires du Nevada. «Nous manifestions en marchant. Dans les actions que nous organisions sur le site d’essais nucléaires, poésie de la nature et critique de la société ne se dissociaient pas. Ce fut pour moi une révélation de réaliser que j’accomplissais un geste politique en marchant.»

Marcher, c’est être dehors, dans un espace public de plus en plus à l’abandon. Se dévoile alors à elle le goût romantique pour la promenade et le paysage de la tradition résistante et révolutionnaire des démocrates.

Dans un ouvrage récent, Margaret Gilbert, une philosophe anglaise, propose précisément, pour comprendre la nature des groupes sociaux, d’analyser ce que signifie «marcher ensemble». Des personnes qui déambulent ensemble constituent pour elle un paradigme des phénomènes sociaux en général et forment ce qu’elle appelle un «sujet pluriel».

Au gré des circonstances, la marche, de mode de déplacement, peut devenir discours dans les manifestations et soulèvements de rue. Les acteurs sociaux y éprouvent le sentiment de former un groupe ou d’agir comme un seul corps et de pouvoir dire un «nous» qui ne se réduit pas à une addition de «je». Que d’histoires imprimées par les pieds des citoyens marchant à travers leurs villes!

En 1998, le G8 se réunissait à Birmingham et se trouvait déjà confronté à des milliers de piétons participant à une «fête des rues planétaire» qui prit d’assaut la principale artère de la ville.

Défiler dans la rue, faire la fête dans la rue, est devenu une façon de refuser d’en être dépossédé. Une manière de revendiquer l’espace de la ville et de la vie publique. Une occasion d’affirmer avec force que, comme l’écrit Rebecca Solnit, «ceux qui marchent ensemble sont déjà arrivés à leurs fins».

A quelques jours des manifs tant redoutées en ville de Genève, son Université organise une conférence-débat* consacrée à la marche comme thérapie. Programmée de longue date, cette rencontre prend aujourd’hui une connotation bien particulière.

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Conférence, mardi 20 mai, 18h30, Uni Mail, Genève, salle S150.