GLOCAL

Le syndrome de Tolochenaz

Qu’il s’agisse de l’organisation du réseau ferroviaire ou de l’achat de nouveaux avions de combat, la Suisse semble être condamnée à se retrouver victime de ses succès.

Pendant que l’Ukraine se bat pour sa survie face à un envahisseur de plus en plus barbare, et que la France découvre, dans la panique et l’urgence, la démocratie parlementaire, la Suisse reste arc-boutée à la résolution de problèmes qu’elle a elle-même créés. Mieux: que l’excellence de son système a créés. Comme souvent la Suisse confédérale est victime d’abord de ses fracassants succès.

Prenez le train. N’importe quel étranger d’où qu’il vienne sera frappé par la qualité et l’étendue du réseau ferroviaire reliant à peu près n’importe quel point du pays à n’importe quel autre.

Comme il est logique, ce maillage sophistiqué atteint son summum en terme de capacité, de cadence et de vitesse sur le tronçon le plus fréquenté et aussi topographiquement le moins compliqué, à savoir entre Berne et Zurich. La ligne est volontiers qualifiée de ligne de parade des CFF et où le train est devenu imbattable par la route.

Pourtant la colère gronde. En Romandie notamment. Le conseiller aux États Olivier Français qualifie même la politique ferroviaire du Conseil fédéral de «rétrograde et sans ambition».

La cause de cette grogne? Le gouvernement annonce vouloir renoncer aux grands projets pour se concentrer sur des aménagements améliorant la liaison entre les agglomérations et les grandes villes, et qui concerneraient surtout les trains régionaux, facilitant la vie de «85% des travailleurs du pays», selon le Département des transports.

On aurait pu croire que la cohérence d’une telle vision serait saluée. Mais voilà, l’excellence de la ligne de parade excite les jalousies des autres régions. On en est à des comparaisons de cours d’école: les trains circulent entre Berne et Zurich à une vitesse moyenne de 175 km/h, contre 90 entre Berne et Lausanne, ou entre Winterthur et Saint-Gall. Intolérable. Ca hurle dans les périphéries. On brandit en casus belli le trou de Tolochenaz qui a paralysé le trafic l’automne dernier, pendant plusieurs jours entre Lausanne et Genève. On a les affaires d’État qu’on peut.

Autre éclatant succès qui débouche lui aussi sur des aigreurs toujours renouvelées: la démocratie directe. Ce système que tout le monde nous envie –le monde civilisé s’entend, même si rien sans doute ne s’est jamais plus approché de l’idéal léniniste, tout le pouvoir aux soviets–, qu’une bonne vieille landsgemeinde.

Cette fois, assez logiquement, c’est plutôt le Conseil fédéral qui renâcle devant cette fierté nationale, devant cette démocratie directe qui complique par exemple l’achat de nouveaux avions de combat. Une initiative populaire, comme on sait mue certes par un anti-américanisme de principe frôlant l’indécence au vu de la situation en Ukraine, conteste le choix du gouvernement qui s’est porté sur les F/35 de l’Oncle Sam

La cheffe du Département de la défense, Viola Amherd, l’a donc mauvaise et propose d’acheter les coucous américains sans attendre que l’initiative ait aboutie. Les 100’000 signatures nécessaires ne sont pas loin d’être atteintes mais la loi prévoit un délai de 18 mois entre le dépôt d’une initiative et le vote, qui ne pourrait intervenir au plus tôt qu’en mars 2023.

Trop tard, certifie dit Viola Amherd, qui brandit la sauvagerie d’un ennemi désormais déclaré à la frontière est de l’Europe pour prouver l’urgence d’un tel achat.

Pourquoi alors ne pas avancer le vote puisque le nombre de signatures y est? Les délais légaux sont faits pour être respectés, rétorque Viola Amherd, il en irait du bon déroulement du processus démocratique, pour permettre par exemple au Conseil fédéral, au parlement et  aux commissions de s’exprimer. Selon cette logique, c’est donc au nom de la démocratie directe que la démocratie directe devrait être piétinée.

On le voit donc par le train et l’avion (militaire): rien de nouveau sous le chaud soleil, la Suisse se débat avec des problèmes qui, partout ailleurs, n’en seraient point.