KAPITAL

Quatre ans après, que sont-ils devenus?

Certains ont vendu puis racheté leur entreprise, d’autres se contentent aujourd’hui de cultiver leur jardin. Ils avaient gagné des millions au plus fort du Nasdaq.

Que reste-t-il de la nouvelle économie? Depuis le crash du Nasdaq, quelque 10’000’000’000’000 (dix mille milliards) de francs se sont évanouis dans les cours boursiers. L’industrie du Net n’aurait-elle été rien d’autre que la plus grosse bulle spéculative de tous les temps? C’est en tout cas l’avis du journaliste financier John Cassidy, auteur du livre «Dot.con» paru l’an dernier.

Selon John Cassidy, la bulle spéculative a été un phénomène totalement irrationnel. Les investisseurs en sont venus à se précipiter sur des titres dénués de la moindre substance. La frénésie était telle que n’importe quel débutant pouvait obtenir des millions de dollars des banques pour monter sa start-up dans la nuit. Tandis que leurs cours flambaient, de nombreuses dotcoms n’ont jamais dégagé le moindre bénéfice.

Mais n’est-ce pas aller un peu vite en besogne que de considérer tous les entrepreneurs de l’industrie du Net comme des escrocs? Deux ans après l’euphorie, leurs trajectoires révèlent des personnalités très contrastées.

Margaret C. Whitman, directrice de l’entreprise eBay, disait qu’elle voulait recruter «non pas des mercenaires, mais des missionnaires» («Nous voulons des collaborateurs fascinés par l’idée de construire une place de marché commune à l’ensemble de la planète.») De la même manière, les trajectoires des entrepreneurs du Net se répartissent en deux catégories: les missionnaires et les mercenaires.

eBay, la première société mondiale d’enchères en ligne, c’est l’entreprise missionnaire par excellence. Pierre Omidyar (35 ans) a fondé le site pour aider son amie à compléter sa collection de distributeurs en plastique de bonbons Pez… eBay est devenu la société du secteur qui rapporte le plus. Son fondateur dispose aujourd’hui d’une fortune de quatre milliards de dollars.

Du côté des mercenaires, on trouve sans aucun doute l’Américain Scott Blum (38 ans), fondateur de Buy.com. En 1999, l’homme brade sa part du capital à une banque d’investissement japonaise pour 230 millions de dollars. A ce moment-là, le montant paraît parfaitement ridicule. On est au plus fort de la bulle et Buy.com vaut 5 milliards de dollars en bourse.

Puis les cours s’effondrent. Quelques mois plus tard, en 2001, Scott Blum remet la main sur son site pour à peine 26 millions de dollars.

Dans un contexte nettement moins mercantile, l’Argovien Guido Honegger (35 ans) a réussi une opération similaire. Informaticien à l’Union suisse des paysans, il met sur pied le fournisseur d’accès Agri.ch. Le succès s’étend bien au-delà du cercle des agriculteurs. En 1999, l’entreprise est vendu à la société britannique Cable & Wireless pour plusieurs dizaines de millions de francs. Honegger reçoit une partie de la somme.

Deux ans plus tard, Cable & Wireless licencie massivement et liquide certaines de ses activités. Honegger a largement de quoi reprendre la majorité d’Agri.ch. Rentable depuis peu, l’entreprise a été rebaptisée Green.ch.

Et puis, il y a les mercenaires qui en sont revenus. Parmi eux, Jared Polis (27 ans), qui a vendu en 1999 sa société de cartes de vœux électroniques pour plus de 150 millions de dollars. Il se tourne alors vers des activités bien peu lucratives avec un service de fleuriste sur Internet, Proflowers.com. Il développe aussi Cinema Latino, une chaîne des salles qui programment des films en espagnol, et consacre une partie de son temps à sa passion pour le baseball. Et se lance dans la politique.

Dave Kansas (35 ans) aurait lui aussi pu devenir très riche. Ce n’était pas son but. Il a été l’éditeur de TheStreet.com, publication financière en ligne qui atteint des sommets en bourse. Mais il ne la vend pas. La bulle éclate. Par la suite, il quitte son entreprise sans en tirer un sou, puis entre au prestigieux Wall Street Journal, à un poste à responsabilités. Il dit qu’il ne regrette rien.

La fin de la fièvre spéculative n’a pas entamé l’esprit d’entreprise d’Assaf Tarnopolsky (31 ans). Il était directeur des ventes du magazine Internet de référence «The Industry Standard», avec un salaire annuel à six chiffres. Quand l’édition imprimée sombre corps et biens, Tarnopolsky perd son travail. Diplômé des meilleures écoles, il ne trouve pas de poste en rapport avec ses exigences. Il se recycle alors dans la restauration. Il est désormais le patron du «Crêpe King», une crêperie dans le centre de San Francisco.

De son côté, Tim Sanders (40 ans) affiche quelques remords. «Nous étions tellement arrogants. Mais la vie nous a permis de tirer la leçon de nos erreurs», déclare le directeur des solutions marketing de Yahoo à la Neue Zürcher Zeitung. Il prône maintenant un management basé sur le respect de l’autre, la compréhension et la compassion. C’est ce qu’il écrit dans un livre: «Love is the Killer App» («L’amour, c’est l’application qui tue»).

Et puis, il y a les mercenaires déçus. Joe Park (30 ans) était à la tête de Kozmo, un site qui vendait de tout, depuis le poste de télévision jusqu’à la crème glacée. Au moment où les cours s’envolent, il apparaît que sa société ne remplira pas les critères pour entrer en bourse.

Privé de jackpot, le jeune patron vend alors sa part pour «à peine» 10 millions de dollars. Il était temps. Au printemps 2001, Kozmo dépose son bilan. Joe Park étudie maintenant à la prestigieuse Harvard Business School. En parallèle, il travaille sur une société de vidéo à la demande.

L’effervescence propre à la Nouvelle économie a aussi profité aux tempéraments d’artiste et de jetsetters. Josh Harris (40 ans) a acquis une certaine notoriété avec l’expérience «We Live In Public». Au plus fort de l’emballement du Nasdaq, trente-six caméras installées dans son appartement permettaient de l’observer sur le réseau, 24 heures sur 24. En parallèle, il dirigeait une société de conseil, Jupiter Communications. Quand celle-ci a fait faillite, il s’est installé dans une ferme dans l’Etat de New York où il fait maintenant pousser des pommes. Ce qui lui laisse du temps pour s’adonner au cinéma d’art et d’essai et à la peinture.

Toutes ces histoires ne manqueront pas d’amuser le sarcastique Philip Kaplan (26 ans). Avec son site Fucked Company, il piste toujours les banqueroutes de la Net Economy. Il en a d’ailleurs tiré un livre, «F’d Companies: Spectacular Dot-Com Flameouts». Il se dit étonné de gagner autant d’argent avec un tel fonds de commerce. Un missionnaire déguisé en mercenaire? Son site tourne grâce à une clientèle d’abonnés payants et à la publicité.

Un modèle qui a pourtant été enterré avec la fin de l’internetmania.